Mélangeant à parts égales western et science-fiction avec ses robots cowboys (ou cowbots) évoluant dans une sorte de Far Ouest intergalactique, la bande dessinée Far Out a été publiée originalement entre 2014 et 2020. Pour souligner la sortie récente d’une intégrale réunissant les trois tomes, Pieuvre a eu le plaisir de s’entretenir avec Olivier Carpentier et Gautier Langevin, les deux créateurs de la série.
Ma première question est pour Gauthier. Tu as écrit des romans et des nouvelles. Comment en es-tu venu à la bande dessinée?
Gautier Langevin : En fait, j’y suis venu de par mon amitié avec Olivier dans un premier temps. Olivier et moi, on se connaît depuis le cégep. Notre passion pour la bande dessinée, on l’a quand même vécue à deux via notre amitié. Puis, on s’est dit que ça serait le fun de travailler sur des projets ensemble. Pour moi, avant tout, la bande dessinée en fait, c’était comme un projet d’amitié (rires).
Est-ce qu’il y a des défis particuliers d’écrire pour ce médium-là?
Gautier Langevin : Oui, c’est sûr qu’il y a plein de défis qui sont complètement différents. L’écriture de bande dessinée c’est, selon moi, avant tout une économie. C’est-à-dire que tu dois raconter quelque chose d’engageant, de significatif, dans un nombre de pages et de séquences qui sont quand même limitées. En faisant ça, tu dois, en plus, ne pas faire d’exposition, c’est-à-dire répéter ce que tu montres. En effet, c’est complètement différent comme style d’écriture. Il faut vraiment être capable de s’imaginer chaque séquence. Il faut penser à ce qui est montré et quoi raconter par l’intermédiaire de l’image, puis quoi raconter par l’intermédiaire du texte. Je pense que les deux doivent être complémentaires avant tout.
Et toi, Olivier, est-ce qu’il y a une série de bande dessinée ou un créateur en particulier qui t’a donné le goût de te lancer dans ce métier?
Olivier Carpentier : Comme enfant, avant même de savoir lire, je dessinais beaucoup. Ça m’est arrivé d’illustrer des histoires. Je demandais à mon père d’écrire les textes. Quand j’ai commencé à lire de la BD, c’est rapidement devenu un rêve. Si je retourne aux premières séries qui m’ont fait triper, il y a bien évidemment Lucky Luke, Astérix, mais les Tuniques bleues et Blueberry aussi. Ça a été très important pour moi dans mes premières années en tant que lecteur de bandes dessinées.
Donc, vous êtes plus influencé par la bande dessinée franco-belge que les comics américains ou les mangas?
Olivier Carpentier : J’ai grandi dans le franco-belge. À Joliette à l’époque, dans les années 80-90, il n’y avait pas encore nécessairement de mangas. Il n’y avait pas non plus de comic book ben ben. Donc, c’est ce qui était disponible. Puis à un moment donné, les mangas, tranquillement, se sont mis à rentrer. Akira, ça a fait un gros boom dans ma tête et dans mon cœur quand je suis tombé là-dessus. Puis après, au cégep, j’ai déménagé à Montréal. On a commencé à fréquenter les comic book shops, et d’autres influences sont venues s’ajouter. Des Ashley Wood, des Ben Templesmith, des Dave McKean, tsé, des gars qui travaillaient vraiment mixte médium, très texturés. Ça ouvrait d’autres choses au niveau plastique.
Et comment êtes-vous venu à collaborer ensemble sur Far Out?
Gautier Langevin : En fait, Olivier produisait déjà une série d’affiches qui mettaient en scène ces robots cowboys-là pour le studio pour lequel je travaillais. Donc, Olivier avait le concept en tête depuis longtemps, je pense de par sa passion à la fois pour le western et la science-fiction. Puis, on consommait énormément de films à l’époque. Olivier travaillait dans un club vidéo, il en rapportait des tonnes à la maison. Les bons vieux Blu-rays (rires). À un moment donné, avec le studio, on était allé au Fan Expo à Toronto, qui est une convention un peu comme un Comiccon. On s’est rendu compte que ce visuel-là attirait énormément les gens. Tout le monde nous demandait « Est-ce que c’est tiré d’une bande dessinée? ». Je me suis dit qu’il y avait une opportunité de faire une histoire autour de ça. J’ai appelé Olivier tout de suite. Je me rappelle, j’étais encore à Toronto (rires) et j’étais comme « Man, OK, on fait ça! ». Dès ce week-end-là, je pense, je lui ai proposé le concept du…
Olivier Carpentier : Oui, tu m’as appelé de Toronto, et au moment de l’appel, tu avais déjà eu le flash d’appeler ça Far Out.
Gautier Langevin : Oui. Puis je me rappelle, je lui avais dit « C’est une histoire avec des robots, mais c’est des déchets. C’est des robots qui sont là parce qu’ils ont été jetés. »
C’est particulier que l’idée de base du scénario soit venue d’une image. Et à l’époque, je pense que vous avez commencé à travailler là-dessus en 2011, le mélange western et science-fiction était moins fréquent qu’aujourd’hui. Je pense qu’il y avait seulement la série télévisée Firefly qui hybridait ces deux genres. Je ne sais pas si vous étiez des fans, mais est-ce qu’il y a d’autre chose qui vous a influencé pour créer ce mélange-là?
Gautier Langevin : Je vais laisser Olivier répondre au niveau plus graphique, mais au niveau du storytelling, moi, j’étais plus influencé par Ennio Morricone au niveau de la musique, et Sergio Leone au niveau de la réalisation. Le storytelling a vraiment été influencé par le western avant tout. C’est-à-dire que je me concentrais sur l’élaboration d’une ambiance, à la fois réconfortante, mais aussi un peu menaçante, et sur la contemplation aussi. Je pense que c’est ça qui a peut-être déstabilisé certaines personnes. C’est une bande dessinée très influencée par la pop culture et qui promet certains tropes relatifs à la culture populaire, mais qui est quand même, je l’espère, plutôt contemplative.
Est-ce que tu voulais rajouter quelque chose, Olivier?
Olivier Carpentier : Au niveau visuel, à l’époque, je connaissais l’existence de Firefly, mais je ne l’avais pas regardée encore. C’est vraiment un mélange de tout ce que j’ai consommé en BD western, Lucky Luke, Blueberry, en passant évidemment par les films, les westerns spaghettis entre autres, mais des westerns plus réalistes aussi. Je suis fan d’un style de western un peu moins film d’action. Enfin bref, le côté western, je l’avais déjà bien intégré. Visuellement, les robots, évidemment, Murphy, le personnage principal, dans sa gueule, il y a un petit hommage au Géant de fer, le film d’animation qui a été pendant très très longtemps mon film d’animation préféré. Au niveau des premiers designs, les fusils, les espèces de roquettes, on est beaucoup dans le Warhammer avec les orques de l’espace, la machine un peu broche à foin qui tient avec du duct tape et qui fait du bruit. C’est un petit peu ça, mes influences qui ont convergé ensemble.
Qu’est-ce qui vous attire tous les deux dans le western? Et comme c’est une époque qu’on associe habituellement au passé, qu’est-ce qui fait que le western est encore pertinent de nos jours?
Olivier Carpentier : Je pense que le western, c’est la conquête ou la colonisation et la découverte de nouveaux territoires. Pas qu’ils n’étaient pas habités loin de là, mais au niveau des Occidentaux. Aujourd’hui, en science-fiction, on est dans la conquête spatiale, on retourne un peu dans ces idées-là de nouveaux territoires, de colons. Il n’y a pas encore de système, ce sont des terres sans foi ni loi, donc ça s’adapte bien à la science-fiction, et je pense que c’est pour ça que c’est encore le fun et apprécié.
Gautier Langevin : À l’époque où on vit, ce n’est pas pour rien que les histoires, par exemple postapocalyptiques, sont aussi populaires. C’est parce qu’il semble y avoir une nostalgie au sein de la population pour revenir à des moments où tout était un peu plus simple, et où la prise de décision était beaucoup plus simple. On vit dans des sociétés qui sont hyper-complexes, où prendre des décisions dans le but de faire le bien est de plus en plus compliqué. C’est-à-dire que le bien s’est complexifié, la notion du bien s’est complexifiée. Tout était à construire et les décisions de chacun affectaient énormément la réalité à l’époque du Far West. J’ai l’impression qu’on est nostalgiques de cette époque-là, où tout était à bâtir et tout était peut-être un peu plus simple.
Est-ce que ça a été difficile de donner assez de personnalité aux robots pour que ça reste des machines et de leur donner une identité visuelle unique à chacun, à chaque modèle?
Olivier Carpentier : Non, je ne pense pas. En fait, je me suis permis de tricher avec la physique de la chose. Les robots, oui, ils sont en métal, ils sont mécaniques, mais je me suis permis de leur faire des faces molles pour les rendre plus expressives, les faire bouger pour répliquer des émotions humaines. Donc, cette triche-là m’a permis de les rendre attachants, communicatifs. Si on avait fait trois tomes avec des robots qui, visuellement, n’expriment aucune émotion, je ne pense pas que ça aurait été le même feeling à la fin.
Oui, effectivement. Olivier, tu as un style visuel assez unique, on pourrait dire plus proche de la peinture que du dessin. Je me demandais, est-ce que tu travailles à l’ordinateur ou à la main?
Olivier Carpentier : C’est un mélange des deux, en fait. Je fais une première esquisse sur l’ordinateur. Ça me permet de faire des belles cases droites, puis des fois, tu fais un sketch, mais il n’est pas de la bonne grandeur, donc tu le sélectionnes, tu l’agrandis, tu le rapetisses, tu le déplaces au besoin. Après ça, j’imprime mon sketch sur des cartons, des Bristol 11×17, puis je viens redessiner par-dessus. Je viens faire mon encrage aussi. Après ça, je numérise mon dessin, et je le ramène dans l’ordinateur. Puis là, je fais ma couleur de façon digitale, mais en gardant la texture du travail qui a été fait de façon traditionnelle, donc en gardant le crayon. Je fais du lavis à l’encre de chine aussi pour venir texturer le tout. C’est pour ça que des fois, à la fin, quand on regarde le processus, ce n’est pas toujours évident de savoir si ça a été fait de façon digitale ou traditionnelle. Je n’aime pas ça, surtout au niveau de la couleur, quand tu sens que c’est fait mécanique, avec des dégradés mathématiques et des trucs comme ça. J’aime garder la texture du médium.
L’univers de Far Out s’est ouvert un peu plus à chacun des trois tomes. Les humains par exemple n’apparaissent que dans le troisième tome. Est-ce que c’était prévu comme ça depuis le début?
Gautier Langevin : Oui. On a même « hinté » certaines choses. Il y a des petits indices qu’on se plaisait à mettre au fur et à mesure de la série pour les lecteurs attentifs. Donc oui, c’était prévu. On savait qu’il y aurait des humains éventuellement.
Chaque volume se termine sur une chanson. Je me demandais si c’était l’influence de Lucky Luke? Est-ce que c’est un clin d’œil à son « Poor lonesome cowboy »?
Gautier Langevin : Oui, vraiment (rires). On est des fans de Ciné-cadeaux. Ça trahit notre âge un petit peu, je pense (rires).
Est-ce que ça a été difficile de faire publier Far Out au début? Est-ce la raison pour laquelle vous avez tous deux fondé la maison d’édition Front Froid?
Olivier Carpentier : On a fondé Front Froid parce qu’il y avait une difficulté de publication, en effet, mais ce n’était pas sur Far Out, c’était bien avant. Gautier et moi, on avait d’autres projets de bande dessinée, de la science-fiction. À l’époque, il n’y avait pas de maison d’édition, ou très peu du moins, qui faisaient ça. Donc la création de Front Froid est vraiment née d’un besoin. Puis Far Out a suivi plus tard.
Présentement, la situation de la bande dessinée au Québec est quand même beaucoup mieux. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de maisons d’édition et que, justement, la science-fiction et d’autres genres ont plus leur place aujourd’hui…
Gautier Langevin : Oui, vraiment. Il y a des beaux précédents qui ont été créés par différents artistes depuis à peu près 15 ans au Québec, qui ont ouvert, comme tu dis, les horizons à la fois des artistes et des lecteurs. Au Québec, on partait de loin quand même, et je pense que les lecteurs sont maintenant conscients que la bande dessinée, c’est un peu comme le cinéma. C’est-à-dire que si tu as des goûts particuliers, c’est sûr que tu vas trouver chaussure à ton pied éventuellement. Il y a tellement une belle diversité que tout le monde peut y trouver son compte. Je pense que tout le monde est de plus en plus conscient que c’est avant tout un langage, et non pas un genre, un style ou une audience en particulier, la bande dessinée.
Qu’est-ce que ça vous fait aujourd’hui de voir la publication d’une intégrale, un beau gros volume, où les trois tomes sont enfin réunis?
Olivier Carpentier : Quand Gautier m’a apporté une première copie du livre, ça faisait de quoi, là. C’est un peu l’aboutissement. Le premier tome, on a commencé à le publier en webcomic en 2012, mais l’album est sorti en 2014. Donc, c’était dix ans plus tard. Ça terminait une étape dans nos vies, dans nos carrières. Je suis sur des nouveaux projets, Gautier aussi. Donc, oui, il y a eu beaucoup de satisfaction à tenir ça la première fois dans mes mains.
Et est-ce que vous pourriez retourner dans l’univers de Far Out un jour?
Gautier Langevin : Si on nous paye assez cher, oui (rires).
Olivier Carpentier : C’est ça. Je veux dire, le plaisir est là, les idées sont là. Après, c’est une question de moyens. Sauf que je ne dessine pas vite, donc ça me prend beaucoup de temps pour produire un album. Mais dans des bonnes conditions, pourquoi pas? Qui sait…
Far Out – L’intégrale, d’Olivier Carpentier et Gautier Langevin. Publié aux éditions Front Froid, 280 pages.