Des films provocateurs, il y en a. Des films qui hantent et marquent les esprits, aussi. Des films au style éclaté et à la poésie calculée? Également. La proposition de Nadav Lapid est tout cela et bien plus encore; un feu d’artifice épatant dont on ne ressort définitivement pas indemnes. Nul doute, Synonymes est un des grands coups de l’année cinématographique.
Difficile de savoir par où commencer avec un film qui va lui-même dans toutes les directions. Son histoire? Une prémisse habile et qui, Dieu merci, ne sert pas seulement de prétexte aux embrouilles. Sa distribution? Dominée par une relève qui ne fait qu’espérer le meilleur pour demain. On pourrait débuter là, également.
Pourtant, tout en restant singulièrement ancré dans des sujets qui lui sont propres (il s’est d’ailleurs inspiré de ses propres expériences tout en partageant l’écriture avec son père), Lapid trouve le moyen de faire écho au désespoir et au mal-être qu’on peut retrouver dans une civilisation et une époque en entier.
En d’autres mots, Synonymes compare, oui, constamment même, mais il fait vivre d’abord et avant tout. Il est frontal et laisse bien peu de choses au hasard. Cette approche n’est d’ailleurs pas sans rappeler le Persécution de Patrice Chéreau, témoignage d’un cinéma pas toujours agréable, mais essentiel fait pour confronter son public à des réalités qui dérangent.
Sauf qu’on ne s’arrête pas seulement là. Oui, on y raconte l’histoire d’un jeune Israélien qui a quitté la « misère de son pays » pour se redéfinir, si ce n’est pour se trouver, de se comprendre pour la première fois, au point de renier en quasi-intégralité ce qui l’a jadis défini, mais le film n’est pas seulement qu’une prise de position politique cherchant à marteler son ou ses messages à chaque instant.
De cette identité qui gémit
C’est que la cinéphilie de Lapid voit grand et surtout très large et n’hésite pas à emprunter auprès de cinéastes beaucoup plus romantiques. La présence de l’irrésistible Quentin Dolmaire n’est certainement pas anodine. Lui qu’on a découvert dans l’intemporel Trois souvenirs de ma jeunesse s’abreuve à nouveau des mots de ses scénaristes comme de l’air qu’on respire, composant avec une aisance envieuse un personnage aussi réconfortant que mystérieux, comme il avait si bien su le faire dans le film qui a démarré sa carrière. Même chose pour Louise Chevillotte, qui semble s’épanouir telle une Chiara Mastroianni. Puisqu’en construisant un ménage à trois à la tension sexuelle palpable et incandescente, ponctué de dialogues livrés avec une répartie désarmante, Lapid trouve sa voix en un enfant qui semblerait être la résultante d’une rencontre entre Christophe Honoré et Arnaud Desplechin.
Malgré tout, il est difficile de quitter son passé, de le renier, de le délaisser ou même de l’offrir. Le film a beau vouloir être français, il est néanmoins une co-production et en constante quête identitaire, à l’image de son personnage principal. Comme quoi, l’Israël que dénigre Yoav n’est jamais très loin derrière, et n’est pas toujours l’enfer que celui-ci aime se rappeler ou raconter. Romanesque à ses heures, le protagoniste a des centaines d’histoires de ses vies antérieures à partager (qu’on veule les entendre ou non, d’ailleurs). Celles-ci sont bordées d’une poésie à l’imagination grandissante comme seuls les Israéliens en ont le secret, ces derniers passés souvent maîtres pour trouver la grande beauté dans la laideur du monde. On a qu’à penser au cinéma de Samuel Maoz, qui nous a séduits tour à tour dans les inédits Lebanon et Foxtrot.
C’est donc en amalgamant tous ces univers que Lapid construit toute la force de son long-métrage. Fière représentation d’une époque qui veut se définir par le lieu où il habite, tout en essayant de prétendre à l’ouverture aux autres, voilà un cinéaste qui parle de la France comme Joe Talbot parlait de la Californie dans The Last Black Man in San Francisco. Il a ce désir romancé d’un monde qui n’a peut-être pas conçu de place pour lui, qui est pris dans le filtre franchement biaisé de ses propres interprétations.
Lapid a également ce désir de piger dans toutes les inspirations et de ne pas avoir peur de s’accorder une liberté totale, probablement en guise d’ironie face à celle dont manque ses personnages. Le cinéaste possède par ailleurs cette force inouïe de livrer sans concession des brisures de styles, de genres, mais aussi de tonalités, une autre force typique au cinéma israélien, comme en fait aussi foi le cinéma de Aharon Keshales et Navot Papushado, dont on retient sans problème Rabies et Big Bad Wolves.
De cette identité qui frétille
Bien sûr, on pourrait accuser le cinéaste de s’éparpiller. D’en faire trop ou pas assez, d’avoir plus d’un film en un et de ne pas nécessairement se munir d’une ligne directrice concise. Pourtant, ce serait mal comprendre le choc bouillant que veut offrir le film à son public à la fois comme une claque, mais aussi comme une caresse.
Les idées ingénieuses apparaissent d’ailleurs par milliers, tout comme les moments qui restent grandement en tête, faisant constamment preuve d’une minutie foncièrement calculée, le tout prenant place dans une chorégraphie des corps et des émotions qui valorisent l’imprévisible et la spontanéité.
Puisque voilà, le corps humain, Lapid l’utilise entièrement à son avantage. Il sait le mettre en scène, le cadrer, le filmer, mais il sait aussi comment le placer dans toutes les positions imaginables, lorsqu’il ne le pousse pas littéralement dans la danse. On retrouvera ici, d’ailleurs, l’une des plus époustouflantes scènes dansées au cinéma cette année.
À cela, il faut finalement en arriver à la performance incendiaire de Tom Mercier, dévoué à part entière dans un rôle tantôt réfléchi, tantôt carrément réactionnaire si ce n’est bestial, usant de chaque millimètre de son corps et de sa voix pour enflammer l’écran et chacun des personnages qu’il croise sur son passage. Un tour de force qui n’arrive que bien peu souvent d’un ingénu d’à peine trente ans qui pulvérise tout à son premier grand rôle à l’écran.
Synonymes c’est donc cet exaltant phénomène. L’Ours d’or controversé de Berlin, cet objet de désir et de passion, délirant si ce n’est hilarant à ses heures, qui laisse constamment pantois, celui d’un cinéaste qui a voulu tout miser sans aucune retenue. Un film qui ouvre toutes les portes possibles, que ce soit momentanément ou pour une plus longue période, sans pour autant se contenter de tout mettre en lien ou d’apporter une résolution.
C’est aussi judicieusement le pas de deux inoubliable entre Yoav et Émile, dans les moments verbeux et les non-dits, entre ardeur et envie, de ce croisement de deux hommes que la vie a su lier sans pour autant savoir comment les aligner, du moins indéfiniment. Et de la s’exécute cette manière insidieuse au film consistant à s’ancrer dans notre esprit pour ne plus le quitter, et ce jusqu’à cette fin dévastatrice à tous les niveaux possibles.
On ne saurait le dire en d’autres mots, Nadav Lapid a créé une œuvre immense. Immanquable à tout le moins, dont on veut en revivre chaque instant, coûte que coûte.
9/10
Une seconde projection de Synonymes a lieu ce samedi 19 octobre à 13 h 15 au Cineplex Odeon Quartier Latin dans le cadre de la 48e édition du Festival du nouveau cinéma. Son distributeur Kino Lorber n’a pas encore confirmé de sortie en salles à Montréal, à défaut de prévoir plusieurs dates pour l’Amérique d’ici la fin de l’année.
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