C’est moins d’un an après avoir causé toute une commotion avec son électrisant Challengers que le brillant cinéaste italien Luca Guadagnino revient à la charge avec Queer, librement adapté du court roman du même nom de William S. Burroughs. Une oeuvre qui renoue comme toujours avec ses thématiques les plus chères, mais aussi terminer l’année de la plus belle des façons.
Après deux films passé inaperçus, Luca Guadagnino a commencé à faire tourner les têtes en retrouvant l’immense actrice Tilda Swinton pour le passionnel Io sono l’amore. Toutefois, c’est avec le chef-d’oeuvre Call Me By Your Name, presque une décennie plus tard, que tout a vraiment basculé.
Devenu le cinéaste du désir par excellence, il renoue ici avec l’homosexualité, tout comme avec le scénariste Justin Kuritzkes qui a écrit son film précédent, mais aussi avec bon nombre de ses collaborateurs réguliers. Parmi ceux-ci, on compte l’excellent directeur photo thaïlandais Sayombhu Mukdeeprom – captant la chaleur et la sensualité à l’écran comme personne d’autre –, le monteur Marco Costa rythmant les longs récits avec aisance sans que les secondes paraissent, et les compositeurs Trent Reznor et Atticus Ross, encore capables des plus beaux thèmes musicaux amoureux, comme en a fait foi leur travail sur Bones and All, du même cinéaste.
C’est d’ailleurs ponctué d’une autre trame sonore à tout casser, majoritairement anachronique, que le long-métrage se met en mode séduction dès le générique d’ouverture, sur fond de la reprise d’All Apologies de Nirvana, interprétée par Sinead O’Connor.
Guidé par un formidable Daniel Craig, meilleur que jamais de film en film depuis qu’il a finalement dit adieu au personnage de James Bond, c’est son alchimie avec Drew Starkey qui finira par nous hypnotiser.
Véritable révélation de bout en bout, Starkey parvient, avec une précision d’une rare richesse, à interpréter l’un des personnages les plus complexes et énigmatiques qui nous ait été de voir à l’écran depuis longtemps, en plus d’avoir bien plus que le talent nécessaire pour l’incarner à part entière.
Ensemble, les deux se lancent dans la quête complexe visant à percer les mystères des attirances et des désirs, à travers les possibles, les fantasmes, les époques, les années et les réalités. De quoi évoquer avec maestria le tout aussi hantant All of Us Strangers d’Andrew Haigh, l’an dernier.
De fait, si l’on semble avoir inversé les âges des Elio et Oliver de l’inoubliable Call Me By You Name mentionné précédemment, Guadagnino s’amuse, comme il en a régulièrement l’habitude, davantage dans ses explorations artistiques, tout comme techniques en évoquant beaucoup plus son remake de Suspiria qu’on s’y attendrait.
Si, malgré leur attirance évidente, Oliver échappait toujours un peu à Elio, c’est ici Eugene, à l’image d’une jeunesse qui se défile toujours plus à chaque instant pour notre protagoniste vieillissant lentement, mais sûrement, qui échappe à la compréhension de William.
Celui-ci, pourtant, aimerait bien arrêter le temps et pouvoir s’abandonner à ses plus belles pulsions.
Après tout, cette rencontre inattendue lui permet de finalement avoir l’envie et le courage d’avancer, lui qui s’était emprisonné dans un surplace à Mexico, qu’il a choisi comme lieu d’exil. De délaisser les rencontres sans lendemains et d’oser rêver d’un avenir incertain loin de la routine. Avec délicatesse, on y tisse patiemment cette toile de non-retour qui l’attend alors que sa fascination pour l’indécodable jeune homme devient plus importante que tout ce qui l’entoure, incluant son ami Joe, interprété par un Jason Schwartzman aussi fougueux et désinvolte qu’à ses habitudes.
La distribution a d’ailleurs plusieurs cordes et surprises à son arc, incluant à la fois des cameo de cinéastes comme David Lowery et Ariel Schulman, mais aussi une Lesley Manville comme on ne l’a jamais vue.
D’abord ludique, cette réflexion qui se moule en quête identitaire et remise en question de son quotidien s’aggrave, sans jamais s’alourdir. Au contraire, elle s’enrichit, s’approfondit et se complexifie sans cesse. Un peu comme les performances de ses deux acteurs principaux qui se muent, mutent et se nuancent de scène en scène, agrandissant continuellement leur palette de jeu qui semble aussi sans limites.
Le « queer » du titre réfère, après tout, sans crier gare, à la désignation des êtres à la sexualité autre que celles dites dominantes et tout le dilemme et l’ambiguïté à vouloir explorer ces avenues, mais aussi de savoir avec qui il est possible de s’y aventurer. Bien sûr, de le demander pourrait être plus simple, comme Joe dit à Lee: « You could always just ask? » Mais quel serait à la fois le plaisir et la détresse, ensuite?
C’est en naviguant dans toutes ces eaux troubles, entre la gêné et la témérité, que l’oeuvre nous prend, nous piège. D’autant plus que lorsqu’on pense que le long-métrage a atteint ses propres limites, il va plutôt se réinventer et repousser ses propres frontières.
Dans un troisième acte qui divisera les spectateurs, à l’instar de son épilogue, le maître d’orchestre et son équipe y dévoilent plusieurs de ses plus grands moments de grâce, dont une mémorable chorégraphie, ainsi que le plan d’une larme qui atteint l’extase du Yannick, de Dupieux.
Réputé pour te jamais donner dans la demi-mesure et de s’assurer de jouir de tout jusqu’au bout, coûte que coûte, Guadagnino brouille allègrement les pistes entre le fantasmé et le consommé, entre le réel et l’irréel, le physique et le métaphysique. Ainsi, lorsque défilera son générique, Queer sera désormais parfaitement en fusion avec nous, prêt à ne plus nous quitter et à partager ses mystères, mais certainement pas ses clés ou ses réponses, avec nous. Et, bien que bouleversés, comme on commence à en avoir l’habitude, on lui en sera à nouveau immensément reconnaissants.
8/10
Queer prendra l’affiche en salles le 13 décembre avant d’atterrir sur la plateforme MUBI par la suite.