C’est dans une ingénieuse succession, pratiquement en programme double en fonction de la manière dont ils donnaient l’impression de se compléter et se répondre, qu’ont été présentés à Cinémania les propositions documentaires des cinéastes établis Arnaud Desplechin, via Spectateurs!, et Valérie Donzelli, via Rue du Conservatoire. Deux films épris d’un vent de liberté qui s’amusent à questionner, avec tendresse et mélancolie, l’art avec un grand A.
Brouiller les pistes entre le réel et la fiction n’est pas nouveau pour aucun des deux. De son côté, Arnaud Desplechin a toujours mis ou presque une part de son vécu dans ses films, via des alter-ego et des noms de famille qui reviennent de film en film, utilisant régulièrement Paul Dédalus comme son double. Pour Valérie Donzelli, son deuxième long-métrage La guerre est déclarée, acclamé avec raison, réinterprétait avec Jérémie Elkaïm, son conjoint de l’époque, l’épreuve qui les a décimés, tout en les rendant plus fort.
Si l’un avait réalisé L’aimée, ainsi que le bluffant Léo en jouant « Dans la compagnie des hommes », et l’autre le court-métrage Le cinéma de maman, ils n’avaient jamais autant touché à une proposition relevant entièrement du long-métrage documentaire, tel qu’on le connaît ou presque. Sans se défaire de leurs styles distincts, ils se lancent tête première dans l’exercice, coûte que coûte.
Spectateurs!
Réalisateur franchement éparpillé, quoique jamais brouillon, quiconque s’attendait à un documentaire convenu, voire conventionnel, de la part de Desplechin le connaît certainement très mal. On réalise rapidement qu’il s’amusera encore à mélanger les pistes pour se faire plaisir, profitant de son enquête pour en faire une quête intérieure en utilisant la fiction. D’une certaine manière, Zabou Breitman le fait aussi un peu avec Le garçon, qui était aussi présenté cette année à Cinémania, proposant de son côté une interprétation fictive et fantasmée de photographies trouvées dans un bazar.
Pour sa part, en s’interrogeant sur l’expérience spectatoriale et ses répercussions, le réalisateur du mémorable Rois et reine fait bien sûr appel à son complice Mathieu Amalric, en voix pour une partie de la narration et en chair pour une scène, et en profite pour revisiter les origines de sa cinéphilie. Le tout est fait en usant d’intermèdes fictifs reconstitués par le biais de son alter-ego Paul Dédalus, interprété par plusieurs acteurs, incluant Milo Machado-Graner, découvert dans En attendant Bojangles et remarqué dans l’oscarisé Anatomie d’une chute, et un hallucinant blind casting avec Salif Cissé.
Du reste, bien que l’ensemble soit séparé en chapitres variés, on peut avouer que l’exercice est étourdissant et pas toujours concis. Indubitablement égocentrique, alors que le Français se permet d’utiliser son projet comme excuse pour rencontrer des idoles ou des amis comme le cinéaste Kent Jones, on se demande par moment où il veut bien en venir.
N’empêche, quand il reste concrètement ancré dans son hommage au septième art, Arnaud Desplechin parvient sans mal à tendre à des éclairs de sublime comme lui seul en a le secret.
Aurait-on aimer que l’exercice soit plus travaillé? Peut-être.
Mais quel serait son charme, si ce film n’était pas aussi imprévisible, nous lançant des faits historiques une seconde, avant de divaguer dans les élans les plus subjectifs possibles par la suite?
Spectateurs! demeure un inconditionnel pour les fans de Arnaud Desplechin, puisqu’il souscrit aisément à sa filmographie unique et à une manière de créer, de réfléchir, de penser, d’écrire qui explique régulièrement pourquoi on le suit de film en film depuis des années, mais aussi pourquoi tant d’autres ont de la misère à y adhérer. Pour notre part, on continuera de se laisser charmer.
6/10
Rue du Conservatoire
Entièrement ancrée dans la réalité, Valérie Donzelli juxtapose néanmoins elle aussi les récits pour former un tout irrésistible et touchant, explorant de son côté le milieu théâtral, sans nécessairement renier les possibilités du cinéma.
D’emblée, elle raconte l’ironie d’avoir été invitée à donner une conférence aux étudiants en théâtre du Conservatoire de Paris, alors qu’elle n’en a jamais réussi le concours. Jamais amère, cependant, et forte de ses nombreuses expériences, elle accepte quand même la demande de Clémence Coullon d’utiliser la dernière année de sa cohorte pour en tirer un documentaire.
Après avoir livré son film le plus sombre et le plus convenu avec le bouleversant L’amour et les forêts, la réalisatrice de La reine des pommes revient avec un bonheur évident et contagieux au cinéma bricole fait avec les moyens du bord qu’on aime tant.
Sans trop de mal, on comprend que le projet se métamorphosera sans cesse au fur et à mesure que l’année avance et que Clémence et sa troupe formée de ses camarades monteront une adaptation moderne, surprenante et casse-gueule de Hamlet. De quelque chose de précis, voire personnel, Donzelli en profitera pour en faire le portrait universel de la création, d’un métier, d’un sentiment. Et ce, en plus de se permettre de tracer des parallèles entre sa propre existence, son propre parcours dans une période avouée de remise en question.
L’appréciation évidente que la documentariste porte à ses sujets nous permet de les aimer aussi et de les suivre dans leurs réussites, leurs élans, leurs craintes et leurs échecs. C’est probablement d’ailleurs dans sa manière de filmer la beauté de l’incertitude, autant la sienne que celle de ces jeunes qui ont encore tout l’avenir du monde devant eux, que le film se montre le plus admirablement réussi.
Rue du Conservatoire ne réinvente rien, mais tout l’amour qu’il porte en lui le rend difficile à ne pas vouloir le soutenir et le conserver en nous bien longtemps après le générique de fin.
7/10
Enfin, via ces deux exercices mêlant adroitement expériences personnelles et maîtrise de son médium, il fait bon de voir des grands cinéastes ne pas avoir peur de se mouiller et de continuer d’avoir envie d’explorer, d’aller ailleurs (mais pas tant que ça, finalement) et de ne jurer, au bout du compte, que par une chose: le pouvoir infini du cinéma.
Spectateurs! et Rue du Conservatoire ont été vus dans le cadre de Cinémania le Festival de films francophones. Les deux films n’ont pas de sorties en salle de prévues pour le moment en l’absence de distributeur.