En octobre, une enquête du Devoir concluait que l’information sur le site de l’organisme Éduc’Alcool était « désuète, parfois même erronée », notamment parce qu’on y vantait les effets bénéfiques de l’alcool. Le Détecteur de rumeurs s’est demandé ce qu’il en était de cet effet protecteur que l’alcool aurait prétendument pour le cœur.
Le consensus
Les experts s’entendent sur le fait qu’une consommation élevée d’alcool est dommageable pour la santé. Cependant, selon une page de vulgarisation sur l’alcool du département de nutrition de l’École de santé publique de Harvard, plus d’une centaine d’études auraient montré que le risque de maladies cardiovasculaires serait légèrement plus élevé chez les personnes qui ne boivent pas du tout que chez celles qui boivent « avec modération ». Sur un graphique, cela se traduit par une courbe en « J », expliquait-on en 2023 sur le site de l’Institut de cardiologie de Montréal : le risque diminuerait lorsqu’on s’en tient à quelques verres par semaine, mais grimperait rapidement quand la consommation augmente.
Des bénéfices incertains
Ces bénéfices de l’alcool pour le cœur sont toutefois remis en doute depuis quelques années, notait par exemple, en 2022, un article publié par la Fédération mondiale du cœur — une organisation se consacrant à la lutte contre les maladies cardiaques et les accidents vasculaires cérébraux.
En effet, certaines études n’ont pas pu observer la fameuse courbe en J, notamment chez des participants noirs (2015) et chinois (2008). Dans son rapport publié en 2023, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substance (CCDUS) mentionne lui aussi que son analyse n’a pas permis de confirmer l’existence d’une telle courbe en J. Leur rapport avait d’ailleurs causé beaucoup de débats (voir cet article de notre collègue Jean-François Cliche).
Des études biaisées?
La plupart des connaissances acquises sur les effets de l’alcool sont le fruit d’études d’observation, ce qui veut dire que, dans bien des cas, elles ne tiennent pas compte des facteurs autres qui pourraient fausser les résultats, comme le notait en 2023 le CCDUS. Pourtant, la consommation d’alcool vient souvent de pair avec d’autres comportements qui peuvent avoir un impact sur la santé cardiaque.
Par exemple, selon une étude américaine en 2022, les gens qui boivent modérément ont de meilleures habitudes de vie que ceux qui s’abstiennent : moins de tabagisme, indice de masse corporelle plus faible, plus actifs physiquement, plus grande consommation de légumes. Une revue systématique publiée la même année par une autre équipe de chercheurs américains rapportait que les buveurs de vin auraient une meilleure alimentation que les buveurs de bière ou de spiritueux.
Par ailleurs, des gens peuvent avoir des raisons culturelles, religieuses ou médicales de ne pas boire, notait en 2022 la Fondation mondiale du cœur. Une bonne analyse doit donc considérer de tels facteurs.
Abstinents ou anciens buveurs?
Un autre reproche adressé aux études sur l’alcool est le fait que le groupe des abstinents comprend souvent d’anciens gros buveurs qui ont réduit ou cessé leur consommation. C’était le cas de 86 études sur les 107 analysées en 2023 par des chercheurs canadiens associés au CCDUS. Or, ces personnes peuvent avoir changé leurs habitudes pour des raisons de santé, écrivaient les auteurs dans un commentaire publié en 2024. Ce mauvais état de santé d’une forte proportion de non-buveurs pourrait expliquer pourquoi les gens qui ne boivent pas du tout ont plus de problèmes cardiaques que les buveurs modérés.
Dans leur article de 2023, les scientifiques canadiens ont analysé 107 études d’observation et ont ajusté leurs calculs pour tenir compte des biais et des facteurs confondants. Ils n’ont alors observé aucun effet protecteur de l’alcool. Autrement dit, les études observationnelles pourraient surestimer les bénéfices de l’alcool. C’est aussi ce que concluaient en 2022 les chercheurs américains dans leur revue systématique.
Des études sélectionnées sur des bases douteuses
Puisque les études ne s’entendent pas, les critères pour les sélectionner dans une méta-analyse (c’est-à-dire une synthèse d’études) pourraient influencer les recommandations faites au public. Par exemple, dans un autre texte publié en 2024, les chercheurs canadiens affirmaient que plusieurs lignes directrices sont basées sur des données biaisées. Selon eux, l’International Scientific Forum on Alcohol Research, un organisme qui se présente comme un groupe d’experts cherchant à produire des analyses équilibrées, applaudit les études concluant aux bienfaits de l’alcool, mais critique sévèrement celles qui font preuve de scepticisme. Ils lui reprochent également de se contenter d’énumérer des études sans mentionner leurs biais.
Cela dit, la même critique a été adressée au rapport du CCDUS. Par exemple, l’Institut de cardiologie blâmait les auteurs pour avoir choisi, dans leur méta-analyse, seulement 16 études sur plus de 5000 disponibles. Les chercheurs canadiens se sont aussi fait reprocher un biais dans la sélection des 107 études de suivi à long terme qu’ils ont ensuite analysées. Ils défendent leur décision en précisant que les études incluses étaient celles qui contenaient le moins de biais.
Des études financées par l’industrie
La Fédération mondiale du cœur soulignait par ailleurs, en 2022, que plusieurs études sur l’alcool ont été évidemment financées par l’industrie. Par exemple, en 2018, l’étude MACH (Moderate Alcohol and Cardiovascular Health), mise sur pied pour étudier les effets bénéfiques de l’alcool sur le cœur, a été interrompue lorsque les Instituts nationaux de la santé des États-Unis (NIH) ont confirmé que les deux tiers du financement provenaient de l’industrie. Dans une critique adressée au journal de l’American Public Health Association en 2020, des chercheurs britanniques révélaient que les chercheurs du MACH auraient même approché les producteurs d’alcool en leur assurant que leur but était de démontrer la fameuse courbe en J.
La simple consultation de la déclaration de conflits d’intérêts de l’International Scientific Forum on Alcohol Research (ISFAR) permet de constater que ses membres reçoivent du financement de l’industrie australienne du vin, des Brasseurs d’Europe et de l’Académie néerlandaise des œnologues.
Selon l’enquête d’octobre dernier du Devoir, les auteurs du rapport du CCDUS ont eux aussi été accusés de conflits d’intérêts par l’ISFAR, qui leur reprochait leurs liens avec Movendi International, un mouvement prônant un mode de vie sans alcool. Cependant, rapportaient les journalistes, un comité de surveillance des conflits d’intérêts n’aurait rien trouvé de préoccupant.
Verdict
Plusieurs facteurs peuvent influencer les résultats des études sur les effets bénéfiques de l’alcool sur le cœur, et plusieurs études ont failli à prendre en compte ces facteurs. La recherche ne parvient donc pas à un consensus pour l’instant, mais les doutes quant à un effet bénéfique obligent à être prudent.