La barre était haute: il fallait non seulement attirer le public au théâtre, après d’interminables semaines d’incertitudes, mais aussi s’assurer que l’expérience soit suffisamment intéressante pour justement faire oublier ces limbes culturelles dans lesquelles les Québécois ont été trop souvent plongés depuis le début de la pandémie. C’est chose faite – et pas qu’un peu! – avec Les dix commandements de Dorothy Dix, une pièce de Stéphanie Jasmin mettant en vedette Julie Le Breton, et présentée à l’Espace Go.
Que doit-on faire pour être heureux? Ou, mieux encore, que doit-on faire pour être heureuse? Le personnage interprété par Mme Le Breton se pose cette question depuis maintenant un siècle. Toute sa vie, elle a tenté de respecter une série de « commandements » donnés par une journaliste dont elle aimait lire les textes, à l’époque. Dix maximes, ou dix règles, pour s’assurer de connaître le bonheur.
Comme l’on pouvait certainement s’y attendre, ces commandements, hérités d’une ère où la libération de la femme consistait à lui permettre d’aller faire les courses seule, ou de décider de la tâche ménagère à accomplir en premier lieu, dans sa journée, ont des allures de diktats. Pour être heureuse, il faut ainsi sacrifier ses propres aspirations, ses propres désirs, pour être une bonne mère de famille, une épouse idéale, une femme modèle.
Que reste-t-il de tout cela, quand nous atteignons l’âge plus que vénérable de 100 ans? Que doit-on retenir de toutes ces années passées à s’astreindre, à s’éreinter pour le bonheur des autres?
Seule sur scène, Julie Le Breton est à la fois jeune femme, épouse, mère, aînée, aïeule. Magnifique, impériale, prenant toute la place même s’il n’y a qu’elle dans un grand décor au sein duquel elle risque de se perdre. Mais la voilà, pourtant, forte et fière, inébranlable, même, dans un mélange de défiance et de fragilité dissimulée tant bien que mal.
Carrément excellente, Julie Le Breton ne fait pas que déclamer ses textes, elle semble carrément habiter le corps, la personnalité et la voix des diverses incarnations de ses personnages. Il faut la voir, ou plutôt l’entendre, changer de ton de voix, de mouvements, de posture lorsqu’elle passe d’une époque à une autre, voire pratiquement d’une femme à une autre.
De fait, le coeur du problème disséqué sur la scène de l’Espace Go, le noeud gordien que Stéphanie Jasmin tente de trancher dans son texte, avec l’aide de Denis Marleau à la mise en scène, est le même dilemme auquel les femmes sont confrontées depuis le début de la société. Heureusement, les options se multiplient, depuis quelques décennies, et la libéralisation de la place de la femme dans la société permet justement cette remise en question. Qu’il s’agisse d’une femme au crépuscule de sa vie, comme c’est le cas avec Les Dix Commandements de Dorothy Dix, ou d’une personne qui a encore la vie devant elle, comme dans The Worst Person in the World, la question de la place de la femme dans la société, la question des obligations sociétales traditionnelles, la question de la liberté d’être et d’agir, la question du droit au bonheur, tout cela est examiné à travers le prisme de l’art, et c’est tant mieux.
Surtout qu’ici, la fantastique performance de Julie Le Breton apporte un nouvel éclairage à l’ensemble. Du grand théâtre, dont on s’était particulièrement ennuyé.
Les dix commandements de Dorothy Dix, de Stéphanie Jasmin, dans un mise en scène de Denis Marleau, avec Julie Le Breton. À l’Espace Go jusqu’au 27 février.