L’effort de désinformation russe révélé la semaine dernière, mené avec l’aide d’influenceurs américains payés des millions de dollars, avait ses sujets de prédilection, comme l’Ukraine, ou les vaccins.
Ainsi que plusieurs médias l’ont rapporté, le ministère américain de la Justice a déposé le 4 septembre des accusations contre deux employés du gouvernement russe qui ont transféré 10 millions$ US à une entreprise qui n’est pas nommée, mais qui a été rapidement identifiée comme étant Tenet Media, basée au Tennessee. Avec cet argent, cette toute nouvelle entreprise créée par deux Canadiens a embauché à l’automne 2023 six populaires influenceurs américains d’allégeance conservatrice, afin qu’ils produisent des vidéos et autres contenus à saveur politique.
Les influenceurs étaient avant tout connus pour leur talent pour la polémique et la controverse. Ils ont réagi la semaine dernière en alléguant qu’ils n’étaient pas au courant que l’argent provenait de la Russie. Mais ils n’avaient pas semblé s’étonner du fait qu’un tout nouveau site, surgi de nulle part, était prêt à les payer jusqu’à 400 000$ par mois, ou 100 000$ par vidéo. Les deux fondateurs de Tenet Media ont été identifiés comme étant deux Canadiens, Lauren Chen, née au Québec, et son mari Liam Donovan; tous deux habitent aujourd’hui le Tennessee. L’acte d’accusation précise qu’eux étaient au courant que l’argent provenait de la Russie. Chen est elle aussi une populaire influenceuse dans l’écosystème de la droite américaine.
Des thèmes communs
Parmi les 2000 vidéos produites depuis près d’un an: plusieurs qui adoptent le point de vue russe dans la guerre en Ukraine, plusieurs favorables à Donald Trump. Et des thèmes récurrents: le racisme envers les Blancs, l’immigration illégale aux États-Unis.
Dès le 4 septembre, YouTube a fermé la chaîne, et le magazine Wired n’a eu le temps que de télécharger 405 des 2000 vidéos. Un outil de recherche créé par le magazine permet de constater que le mot « vaccin », au singulier et au pluriel, revient 59 fois. C’est davantage que plusieurs des termes remarqués par Wired comme birth control (38), mais légèrement moins que Elon Musk (61) ou immigrants illégaux (72). « White people » revient quant à lui 101 fois.
Ce qui se dégage plus largement des choix de sujets, analyse Wired, ce sont des thèmes qui divisent la population américaine, ce qui ne serait pas étranger au fait que Tenet Media a été lancé à un an des élections présidentielles. Le document d’accusation déposé par le ministère de la Justice en parle d’ailleurs comme d’un cas d’ingérence russe dans les élections américaines, ce qui en fait la troisième élection d’affilée où de telles accusations ont été portées. Ce serait également en phase avec ce que les études universitaires des 10 dernières années ont révélé sur les stratégies de désinformation de la Russie : par exemple, avec ce qu’on appelait les « fermes de trolls » —créer des armées de faux comptes sur les réseaux sociaux— l’intention n’était pas tant de convaincre le public de quelque chose, que de semer la zizanie et la confusion.
La différence, cette fois-ci, par rapport aux actions entreprises lors des élections de 2016 et de 2020: plutôt que de créer des comptes anonymes, on a employé des polémistes déjà connus —leur audience totale était de 7 millions quand YouTube a fermé le compte. Pour l’universitaire finlandais Pekka Kallioniemi, qui publie cet automne un livre sur « la guerre russe de la désinformation », ces influenceurs ont une énorme base de gens qui les adorent. « Ils sont écoutés et ils sont crus. Ils sont donc un excellent canal pour répandre n’importe quel narratif, qui dans ce cas-ci, serait un narratif pro-Kremlin ».
En 2021, une stratégie similaire avait surgi au grand jour lorsque le YouTubeur français Léo Grasset avait révélé avoir été approché par une agence de communications pour produire une vidéo critiquant le vaccin contre la COVID de la compagnie Pfizer. D’autres YouTubeurs avaient révélé avoir reçu le même message. On soupçonnait alors la Russie.
Si l’objectif est de semer la zizanie dans les pays étrangers, spécialement les États-Unis, il ne faut pas s’étonner que la pandémie ait aussi été vue comme une opportunité. Entre 2020 et 2022, des chercheurs européens ont bel et bien associé des vagues de désinformation sur la COVID aux « usines à trolls » russes —depuis la COVID comme arme biologique jusqu’aux ondes 5G qui auraient causé le virus.