La question revient à chacune de ses créations: mais quelle mouche a bien pu piquer le cinéaste Yorgos Lanthimos? Pour certains, cela expliquerait son incomparable génie qui le fait continuellement ressortir du lot avec des œuvres pour le moins désarmantes. Pour d’autres, c’est au contraire une incompréhension face à ces films qui ne s’adressent certainement pas au plus large des publics.
Si l’on a toujours fait partie de la première catégorie, depuis que son Kynodontas (Dogtooth, ou Canine) nous a complètement subjugués, avec cet inoubliable Poor Things, il se montre plus en maîtrise que jamais, ce qui n’est pas peu dire.
Il serait facile de croire que cette relecture résolument féministe de Frankenstein, où un savant scientifique (fou?) a sauvé une jeune femme enceinte morte du suicide en remplaçant son cerveau par celui de son enfant mort-né, est un délire de l’imaginaire unique du cinéaste grec Yorgos Lanthimos. Pourtant, il n’a rien écrit depuis qu’il s’est départi de son collaborateur et scénariste Efthimis Fhilippou (si l’on écarte le court-métrage Nimic).
Le voilà pourtant qui a su complètement s’approprier le roman d’Alasdair Gray, publié il y a plus de 30 ans, dont Tony McNamara s’est chargé de l’adaptation scénaristique dans son premier travail en solo depuis ses propres réalisations. Fort du succès malheureusement avorté de sa géniale télésérie The Great adaptée de sa propre pièce, McNamara retrouve Lanthimos, mais l’actrice Emma Stone, qui était dans The Favourite, la dernière collaboration du trio, mais aussi dans le plus oubliable Cruella, film auquel McNamara a aussi prêté sa plume.
Le brillant directeur photo irlandais Robbie Ryan vient compléter ces retrouvailles, cinq ans après le film qui a valu un Oscar à Olivia Colman, alors que l’astucieux monteur Yorgos Mavropsaridis continue de jurer fidélité et d’apporter son instinct unique aux univers de Lanthimos.
Plus radical que jamais dans sa proposition, de la part d’un cinéaste qui a toujours tenu au réalisme ambiant de ses microcosmes pour contraster avec l’absurdité contrôlée de ses prémisses (on essaie encore de se remettre de The Lobster), voilà que Lanthimos a décidé de faire éclater complètement son moule habituel. Ainsi, presque pas ou peu de décors naturels et presque tout en studio dans des décors créés de toute pièce, en plus de faire appel pour la première fois à un compositeur pour la trame sonore.
Ces opportunités toutes nouvelles lui permettent ainsi de repousser ses propres limites. Dès le générique d’ouverture, on comprend rapidement que l’ingéniosité sera mise de l’avant, alors qu’il n’y aura pas un millimètre du film qui ne sera pas envahi d’éclairs créatifs évoquant tout le brio artistique de cette perle de long-métrage.
Saluons aussi cette splendide distribution qui permet tour à tour à des noms prestigieux de briller, comme Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Jerrod Carmichael, sans oublier quelques surprises, en plus de l’inimitable Ramy Youssef dans son premier grand rôle au grand écran.
C’est cependant à Emma Stone que revient tous les lauriers, elle qui, pour la première fois, s’est glissée dans le rôle de productrice pour l’un des films où elle tient la vedette. Il ne faut donc pas se méprendre: comme tous les longs-métrages il s’agit du résultat d’un incomparable travail d’équipe de membres au talent immense, sauf que Poor Things est sans hésitation le film de Stone, qui à chaque moment possible, ne fait littéralement qu’une bouchée de tout ce qui lui passe sous la dent.
Dans une indescriptible métamorphose, elle incarne avec beaucoup de dévouement cette marquante Bella Baxter qui prend vie et évolue sous nos yeux. Corps, âme, voix, tout y passe dans une performance de haut calibre qui fascine au point où, à l’instar de son personnage, elle sera sûrement étudiée dans les années à venir.
Cette imposante production d’un peu moins de deux heures trente se réinvente continuellement: si la première partie s’intéresse avec délicatesse à la réalité inusitée de ce personnage volontairement gardé en captivité, c’est lorsqu’on décide de partir à la découverte du monde que le film atteindra sa véritable profondeur.
Sous bien des angles, Poor Things semble poursuivre les réflexions de Lanthimos exactement là où il les avaient laissés une fois le générique de Kynodontas tombé.
Au détour de situations qui flirtent allègrement avec l’absurde et le grotesque, et de dialogues qui fondent en bouche en osant la pleine franchise, on reconnaît sans hésiter le brio du cinéaste pour revenir aux enjeux de notre propre réalité par le biais d’observations et de gags qui visent juste.
Il ne faut toutefois pas se méprendre: le film est heureusement très drôle et régulièrement hilarant. Pour les fans de la première heure d’ailleurs, Lanthimos se surpassera encore une fois dans sa scène attendue de danse, via une chorégraphie magnétique qui titillera grandement les sens et l’esprit.
Poor Things est donc une oeuvre vibrante. Un mélange de genres d’apparence incongru, mais qui fonctionne à plein régime puisque la vision de son chef d’orchestre pourrait difficilement être plus claire, tout en se permettant d’être savoureusement tordue.
Coming of age inattendu, c’est l’émancipation des êtres, comme à son habitude, qui devient la base d’un film d’une beauté singulière, mais évidente, et qui pour une fois crie sa liberté par le biais de la force de l’esprit et de soi plutôt que du sacrifice. Une sublime réinvention d’un cinéaste qui ne stagne certainement pas dans son propre succès.
9/10
Poor Things prend l’affiche en salle le vendredi 15 décembre.