Si vous ne deviez lire qu’un seul roman graphique cette année, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, un véritable classique instantané du neuvième art signé Emil Ferris, est définitivement l’album à se procurer.
Karen Reyes, une jeune fille habitant Chicago à la fin des années 1960, raffole de tout ce qui touche de près ou de loin à l’horreur. L’adolescente s’identifie davantage aux vampires, zombies et autres créatures monstrueuses qu’aux humains, et rêve non pas de devenir une femme, mais plutôt un loup-garou. Lorsque sa voisine du dessus, une certaine Anka Silverberg, est retrouvée morte d’une balle dans le cœur, la police conclut au suicide, mais puisque l’arme demeure mystérieusement introuvable, Karen décide de mener sa propre enquête sur le passé trouble de cette femme, qui a connu les bordels de Berlin comme les camps de concentration.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres se présente sous la forme du journal personnel de Karen Reyes. Chacune des 416 pages de l’album est dessinée sur des feuilles lignées et trouées, ce qui renforce encore plus l’intimité du récit, et l’impression de lire les pensées secrètes d’une jeune fille. En alliant le texte et les illustrations bien au-delà de la simple case et du phylactère, dans un kaléidoscope visuel aussi touffu que poétique (parfois même psychédélique), Emil Ferris crée des compositions graphiques exceptionnelles, à mi-chemin entre le collage et le calepin de croquis, et plusieurs planches procurent rien de moins qu’un orgasme oculaire.
Si l’immense beauté et la richesse des illustrations d’Emil Ferris impressionne, on l’est encore davantage lorsqu’on on apprend que l’artiste souffrait d’une des formes les plus les plus graves du virus du Nil occidental, et qu’elle a dessiné une large partie de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres avec un stylo scotché à la main! Dans un trait précis derrière lequel on sent chaque ligne du crayon, elle esquisse des portraits frôlant le photoréalisme, croquant des monstres adorables ou des humains monstrueux, et utilise la couleur avec parcimonie la plupart du temps pour ponctuer ses planches, et faire ressortir certains éléments dramatiques, comme le rouge du sang ou le jaune des étoiles que devaient porter les juifs dans l’Allemagne nazie.
Au-delà de sa splendeur graphique, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres propose un récit puissant et touchant, quelque part entre un polar, une histoire de passage à l’âge adulte, et une chronique historique. La plume de l’artiste est aussi sublime que ses dessins, et le texte contient des perles comme : « Dans le gris de ses yeux, on voit à la fois le brouillard de Dublin et la fumée des calumets », ou : « J’ai mangé un brownie hippie. Ça avait le goût du patchouli et des tableaux de Salvador Dali ». Ferris manie habilement l’iconographie de l’horreur des années 1960 pour parler de marginalité, de l’Holocauste, ou même des problèmes familiaux, alors que le père absent de Karen devient l’homme invisible par exemple.
Bien plus qu’une simple bande dessinée, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une véritable œuvre d’art qui transcende le médium. Faites-vous plaisir et découvrez ce livre magistral, qui pourrait bien être l’un des romans graphiques les plus importants des quinze dernières années.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, de Emil Ferris. Publié aux éditions Alto, 416 pages.
2 commentaires
Pingback: Critique Moi, ce que j’aime, c’est les monstres - Patrick Robert
Pingback: L’empreinte écologique cachée et ignorée