Sur les rayons des librairies depuis mars dernier, Tu manges une orange. Tu est nue est ce petit bouquin à la couverture lime pétante qui m’a accompagnée sur la plage de Boca Chica, en avril. Je lis peu d’ouvrages traduits, mais ma curiosité à découvrir cet auteur vancouvérois-hongkongais répondant au surnom intrigant d’Aaron Tang, finaliste au Prix du Gouverneur général et du 2021 Amazon First Novel Award, l’a emporté.
Sur la toile, dans les médias à vertu littéraire, le nom de Sheung-King n’est pas légion. Peut-être un symptôme de son mystère, de sa marginalité, me suis-je dit? Cela me plaît, alimentant ma conception de l’auteur comme un être à part observant son monde sans rien demander. Plus grand que la trivialité commerciale.
Puis, cette impression subtile se confirme, peu à peu, à la lecture de son roman Tu manges une orange. Tu es nue. Voici un écrivain qui sait palper ses pulsations internes, son mal-être amoureux et exacerber sa bile par une cuite magistrale, entre Macao et Hong Kong. Largué par une « Instagrameuse » addict aux sensations qu’il considérait sienne, le personnage central se décompose par l’alcool à volo et la mélancolie comme compagne, avant d’être forcé à dégriser aux douanes. Pied de nez gastrique à la convention, passage déliquescent de liberté du roman.

Par ailleurs, l’un des nombreux thèmes de l’œuvre réside dans la difficulté d’aimer et d’être aimé, d’être soi sans être avalé par l’autre; Sheung-King va même rythmer son histoire par des passages relevant du conte folklorique philosophique.
Érudit et débordant d’imaginaire, il a envie d’amener son lecteur dans les clairières du passé pour y voir plus clair dans le présent. Des personnages circulent constamment sous le regard: le bûcheron Visu et un prêtre, Zhang l’Âne et l’artiste illuminée Metis Atash. On voit bien la trace didactique de l’enseignant qui nourrit ainsi ses pages pour que l’on en ressorte plus instruit sur la vie et les connaissances de son monde asiatique.
Drôle et profonde, tendre et aérienne, l’expérience de ces 140 pages laisse des marques. Du vertige, par ces distances entre le Canada, le Japon et la Chine. Et de l’intensité d’un homme en précaire équilibre, tout de verre cassant, aspirant à l’amour, au terrifiant don de soi dont il se revendique par les mots de Barthes et ses Fragments d’un discours amoureux: « L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que: je suis celui qui attend. »
Tu manges une orange. Tu es nue, publié aux éditions L’Interligne, 152 pages