Six ans. Voilà le temps qu’il aura fallu patienter pour enfin pouvoir se mettre la suite du magistral Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris sous la dent. Fort heureusement, cette longue attente est aujourd’hui récompensée, puisque le deuxième volume, disponible dès maintenant, est encore plus éblouissant que le premier.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres prend place à la fin des années 1960, dans le quartier mal famé d’Uptown à Chicago. On y suit Karen Reyes, une jeune fille de dix ans qui s’imagine être un loup-garou. Suite à la mort suspecte de sa voisine du dessus, Anka Silverberg, une survivante de la Shoah, elle mène sa propre enquête, vêtue d’un imperméable trop grand et d’un chapeau de détective, afin de trouver le ou les coupables du meurtre. Depuis que sa mère est morte d’un cancer à la fin du premier livre (lire notre critique ici), Karen vit maintenant seule avec son grand frère Deeze, un artiste trempant dans toutes sortes de magouilles louches, mais étant donné qu’il est sur le point d’être mobilisé par l’armée et envoyé au Vietnam, combien de temps encore pourra-t-il veiller sur sa petite sœur?
À mi-chemin entre le journal intime, l’enquête policière et la chronique d’époque, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une œuvre très personnelle, aussi puissante que bouleversante. Traitant de sujets profonds tels que la religion, le racisme, la répression policière, l’Holocauste, la guerre du Vietnam ou même l’assassinat de Martin Luther King, le roman graphique d’Emil Ferris utilise les vampires, les zombies, les spectres et les loups-garous avec brio comme une allégorie pour parler de la monstruosité des gens ordinaires, qui dissimulent leur vraie nature sous un masque d’humanité, tandis que les monstres, incapables de la cacher, dévoilent la leur au grand jour. Le père Reyes, par exemple, que Karen n’a jamais connu et qui a abandonné sa famille il y a déjà plusieurs années, y est représenté sous la forme de l’homme invisible.
En plus de mettre en scène une galerie de personnages complètement déjantés composée de ventriloques, de travestis, de flics corrompus, de truands ou de prostituées et de dépeindre une Amérique en pleine ébullition sociale, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres aborde également l’éveil de la sexualité cette fois-ci, alors que, devenue adolescente, Karen tombe amoureuse de Shelley, une jeune fille marginale fascinée comme elle par l’horreur et les monstres. Cette idylle permet d’évoquer le thème de la différence, et le sort des personnes se retrouvant ostracisées par la société parce qu’elles ne rentrent pas dans le moule. Ce deuxième volume se termine sur un coup de théâtre, annonçant que l’histoire n’est pas terminée. Espérons que nous n’aurons pas à attendre un autre six ans pour pouvoir lire la suite.
Visuellement, le livre est un pur régal pour les yeux, et il est impossible de ne pas être impressionné par tant de virtuosité graphique. Imprimés sur les feuilles lignées d’un cahier spirale (ce qui accentue l’aspect journal intime de l’œuvre), les dessins, effectués la plupart du temps au stylo Bic, sont d’une incroyable richesse et contiennent des centaines de hachures denses donnant de la texture et du relief à chaque illustration. Emil Ferris possède un sens inné de la composition, et ses images, souvent oniriques, s’imbriquent librement dans la page, sans aucune case. L’artiste insère bon nombre de couvertures de magazines d’horreur dont Karen raffole (Ghastly, Arcane, Dread, etc.), et reproduit dans son style unique des tableaux de Toulouse-Lautrec, de Carlo Crivelli, d’Edward Hopper ou de Goya. Comme pour le premier livre, cette suite constitue vraiment un tour de force artistique.
Je n’utilise jamais ce mot à la légère, mais Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre deuxième n’est rien de moins qu’un chef-d’œuvre, tant du côté de son histoire que de ses illustrations, qui se complètent à la perfection. Tous les amateurs du neuvième art tomberont sous le charme de cet album, comptant parmi les romans graphiques les plus importants de la dernière décennie.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres – Livre deuxième, d’Emil Ferris. Publié aux éditions Alto, 416 pages.