En présentant le parcours d’une sculptrice fictive, André-Philippe Côté nous replonge avec brio dans le Québec des années 1940 et dépeint les luttes des artistes pour sortir de l’académisme et faire évoluer la société, avec l’excellente bande dessinée Ama.
On connaît André-Philippe Côté pour le regard lucide et drôle qu’il pose depuis des décennies sur l’actualité à travers ses caricatures publiées dans les pages du journal Le Soleil de Québec. On est toutefois moins familier avec sa passion pour l’art. Castello, son tout premier album publié en 1993, était inspiré par les peintures de Picasso et de Giorgio di Chirico. Douze ans plus tard, le héros de Victor et Rivière entreprenait une descente aux enfers au cours de laquelle il rencontrait les poètes Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. En 2011, après avoir dormi dans ses tiroirs pendant plus d’une trentaine d’années, il fait finalement paraître L’homme aux graffitis, un hommage à l’art mural fortement imprégné de surréalisme. Il continue d’explorer le processus derrière la création artistique avec Ama, sa plus récente bande dessinée.

Née d’une mère montagnaise et d’un père canadien-français, tous deux morts noyés alors qu’elle n’était qu’une enfant, Amanda Duval, dite Ama, fût recueillie par le Père Savard et élevée à son dispensaire de Tadoussac. À l’âge de 15 ans, elle quitte la Côte-Nord pour Montréal afin d’étudier le métier d’infirmière. Prise en tutelle par Alfred Leblanc, un sculpteur de renom, elle développe une passion pour cette forme d’art. Elle devient son apprentie, et ce dernier lui montre à faire des moules d’argile, à polir le marbre, à entretenir la terre glaise pour qu’elle reste humide et à confectionner les supports pour les statues. Elle abandonne alors ses études et décide de se consacrer à la sculpture. Rapidement, ses œuvres sont qualifiées d’assemblages monstrueux et on la traite de « patenteuse », mais plutôt que se décourager, elle consacrera sa vie à créer des pièces si puissantes qu’elles bouleverseront en profondeur la société.
Se présentant sous la forme d’une enquête journalistique, Ama est la biographie d’une sculptrice fictive qui aurait pu exister tellement sa démarche reflète bien celle de nombreux artistes de l’époque. La bande dessinée nous replonge dans le Québec des années 1940, alors que la religion exerçait son emprise sur toutes les sphères de la société et que l’Église était souvent le mécène principal de l’art. Le parcours d’une femme, métisse de surcroît, dans un domaine principalement réservé aux hommes, ne pouvait être que parsemé d’embûches, et c’est ce que dépeint l’album d’André-Philippe Côté. Illustrant avec éloquence les tentatives des créateurs d’ici pour sortir d’un académisme figé et dépasser l’obligation pour leurs œuvres d’être esthétiquement belles, ce récit permet de mieux comprendre le rôle vital qu’ont joué les artistes dans la Révolution tranquille, ainsi que les motivations ayant mené au Refus global.

André-Philippe Côté utilise une méthode simple et visuellement très efficace pour départager les deux périodes auxquelles l’histoire prend place. Les scènes se déroulant au « présent » sont colorées en bleu, et celles des années 1940 en sépia. Tous les protagonistes d’Ama sont des animaux anthropomorphiques, ce qui donne un côté onirique au récit sans nuire pour autant aux moments d’une grande humanité. Débordant de poésie, l’album est truffé d’images fortes. Côté dessine par exemple les personnages de toiles célèbres de Magritte, Munch, Picasso et Dali déambulant dans les rues de Montréal, ou une tache de sang qui, comme une ombre grandissante, s’étend peu à peu pour recouvrir une pièce entière. Sous-vêtements féminins en fil barbelé, biberons remplis de pétrole ou femme composée de guenilles, de linges à vaisselle et de serviettes hygiéniques trimballant des dizaines de bébés ligotés sur son corps, les sculptures d’Ama qu’il imagine sont à la hauteur de l’ire qu’elles provoqueront au sein de la société bien-pensante de l’époque.
Fable touchante sur la nécessité de l’art et le parcours, parfois tortueux, menant à la création, Ama prouve qu’André-Philippe Côté est aussi doué pour raconter des histoires au long que de résumer l’actualité en une seule image, et avec cet album, il livre l’une des meilleures bandes dessinées québécoises de l’année.
Ama, de André-Philippe Côté. Publié aux éditions Moelle Graphik, 248 pages.