Dans La dernière cassette, jouée sur les planches du Théâtre de Quat’Sous, l’auteur et metteur en scène Olivier Choinière nous offre un portrait d’André Brassard à la fin de sa vie. Inspiré par ses nombreux entretiens avec ce monument du théâtre québécois, il nous montre un homme certes affaibli, mais qui a toujours le feu sacré.
Comme une roche, une roche qui ne roule pas et qui amasse de la mousse, AB vivote dans son appartement, cloué à son fauteuil roulant, ruminant souvenirs et regrets en attendant la mort. Or même tanné, fatigué, malade, à côté de la vie, il n’est pas encore mort… parce qu’il se pose encore des questions. Intarissable questionneur, AB n’aime pas les réponses. Il les trouve ennuyantes. Ce que je sais déjà, c’est plate. Une question permet toujours de comprendre quelque chose que tu comprenais pas avant. Moi, j’arrête jamais d’essayer de trouver, même si ce que je cherche existe pas.
L’heure des bilans
Sur scène, dans un décor grisâtre jonché de multiples tas de cigarettes, de paquets de clopes vides, d’une toilette, d’un poste radio et d’un bureau d’ordinateur, AB vit – ou plutôt subit – son morne quotidien. Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche. Ordi, radio, toilette, canettes de Coca-Cola, clope, reclope, rereclope. Et ça recommence sempiternellement. Jour de la marmotte. Semaine de la marmotte. Vie de la marmotte.
Son existence puante sans essence l’ennuie et l’exaspère. Jusqu’au moment où il décide d’écouter une cassette qu’il a enregistrée en 1982. Une cassette où il s’entend se livrer, une bande qui crache des mots qui le confrontent à sa mémoire, à ses nombreux regrets et excès, qui l’amène à faire certains bilans et à se poser des questions sur l’artiste et l’homme qu’il a été.
Est-ce que le théâtre parle encore à quelqu’un?
C’est quoi le rôle du metteur en scène?
Je serais devenu quoi – ou qui – si j’avais pas connu le succès à 22 ans?
C’est quoi être heureux?
Chus-tu allé au boutte de la question?
Est-ce que ma vie est finie?
Autant de questions offrant matières à réflexions. On l’a dit, Brassard préférait les questions aux réponses. D’abord parce qu’il ne voulait pas être celui qui a toutes les réponses et parce que les questions permettent la curiosité, la découverte, la compréhension de l’autre, l’empathie, la tendresse, l’émotion. Et pour Brassard, l’émotion est le chemin de la connaissance. C’est du vrai qui existe, dixit l’homme à la veille de s’éteindre.
La Muse et le Monstre
Pour interpréter André Brassard – ou plutôt le faire exister voire s’embraser sur scène – Choinière a choisi la sublime Violette Chauveau, bonne amie du créateur « monstre ».
Pourquoi confier ce rôle à une femme à l’aube de la soixantaine? La question de pose.
Chauveau déclarait récemment en entrevue que « ce choix de casting n’était pas par rapport à l’âge, au sexe, à la voix ou au corps, mais plutôt par rapport à l’essence et à la sensibilité du personnage. »
Et toujours selon elle, André Brassard faisait des castings similaires à ceux de Choinière. Et personne n’aurait pu mieux l’interpréter qu’elle.
Nul doute que le regretté artiste – qui avait donné son aval à la pièce avant son décès – aurait été profondément touché par la performance magistrale de sa muse. Nous l’avons tous été.
La voir métamorphosée, surmaquillée, vêtue de survêtements gris souillés, bedonnante, est troublant. La ressemblance, saisissante. Chancelante, mais omniprésente (comme l’a été Brassard sur la scène théâtrale pendant 40 ans); diminuée, mais grandiose; navrante, mais éblouissante; éteinte, mais en feu… toujours en feu et merveilleusement incendiaire jusqu’à la fin. Jusqu’à la fin, elle s’abandonne et, comme Brassard l’aurait voulu, brûle de toute son âme jusqu’à temps qui reste pus rien… pour pouvoir toute recommencer après.
Pour reprendre Choinière, André est mort la bouche ouverte (littéralement) comme s’il avait été interrompu au milieu d’une phrase et qu’il n’avait pas terminé de répondre à ses propres questions. Sa pièce permet à cet artiste fondamental d’exister et, par-dessus tout, elle rend justice à son héritage immense. Parlant d’exister, Brassard s’interrogeait souvent sur la postérité ou la « post-irrité », assis sur son « post-érieur ». À ce titre, il voulait faire inscrire sur sa pierre tombale : « J’ai fait mon possible. » J’y ferais plutôt graver : « Feu sacré et immortel ! »