Le duo hyperactif communément appelé les Daniels, composé des cinéastes Daniel Kwan et Daniel Scheinert, pousse sa folie et ses ambitions à son paroxysme avec Everything Everywhere All At Once, une bombe inattendue qui agit à la fois comme un baume et comme une claque dans le septième art, mais possiblement dans la vie de tout spectateur qui s’offrira une telle expérience.
Œuvre foncièrement post-moderne, la proposition des Daniels est non seulement consciente du cinéma en tant qu’entièreté, mais aussi en tant que médium, parvenant à s’abreuver de toutes les possibilités qui y sont reliées, histoire de s’adapter à une vision du monde décidément panoramique, si ce n’est tridimensionnelle. Mieux encore, voilà un long-métrage qui n’a pas peur de confronter son audience et de continuellement titiller ses sens, tout comme son intelligence.
Trame narrative, intertitres, mouvements de caméra, ratio, sous-titres, divisions, absurde, science-fiction, tout y passe. Et il faudra définitivement plus d’un visionnement pour pouvoir prendre conscience de tout le soin accordé aux détails de chaque recoin de la création.
On se retrouve alors avec quelque chose du calibre de Scott Pilgrim vs. The World d’Edgar Wright (qui a déjà célébré ses 10 ans d’existence!), un « game-changer » qui vient établir les nouvelles normes et balises pour ce que pourrait devenir le cinéma de demain. Surtout considérant que tout Hollywood et le reste de la sphère cinématographique est en train de comprendre le phénomène des multivers, tout comme le potentiel stratégique lorsqu’on ajoute à l’équation le coefficient de la nostalgie.
Oubliez toutefois les recettes de type Marvel (même si les frères Russo sont ici producteurs). Everything Everywhere All At Once ne livre pas votre film à formule habituelle, et c’est tant mieux. Dicté par sa propre énergie, bien qu’à l’instar de son titre il se lance néanmoins dans toutes les directions (on vous conseille fortement de ne pas le visionner si l’on n’est pas reposé), l’œuvre de plus de deux heures n’a pas peur de prendre le temps d’établir son histoire et d’approfondir ses personnages.
En fait, le film n’a pas beaucoup de personnages, il a surtout beaucoup de déclinaisons. Puisque voilà, notre protagoniste, une femme à priori sans histoire, se retrouve à la croisée des chemins lorsqu’elle fait face à une brisure spatiotemporelle qui met à risque l’équilibre du monde en entier.
De là, il aurait été simple de tomber dans de nombreux pièges, si ce n’est de se perdre ou de s’égarer. Pourtant il y a énormément de leçons à tirer ici tellement le tout est fait avec un doigté et une maîtrise qui est à jeter par terre. Avec une aisance extraordinaire, le film parvient à jongler d’un univers à un autre sans mal, permettant aux cinéastes de renouer avec leur rythme chorégraphié au quart de tour, avec leurs excellents effets spéciaux comme eux seuls ont le secret depuis le début de leur carrière (que ce soit via leurs court-métrages, ou leurs vidéoclips). En ce sens, il faut absolument essayer le court-métrage interactif Possibilia qui montre déjà leur fascination pour l’exploration des univers parallèles interconnectés.
Il faut aussi noter l’importance que les réalisateurs accordent toujours à la musique et à la trame sonore, ici confiée en grande partie au groupe Son Lux, qui fait appel à de nombreux collaborateurs surprenants comme David Byrne.
Impossible également de ne pas accorder beaucoup à la distribution qui se donne à cœur joie dans tout ce qui leur est demandé. Pouvez-vous croire que c’est seulement dans ce film que la grande et légendaire Michelle Yeoh a droit à un premier rôle dans un film américain? Incroyable, mais vrai. Et c’est dans cet élan que le film se permet également de jouer sur les différentes facettes de l’actrice en l’évoquant dans toutes sortes de possibilités, de quoi faire écho à son impressionnante carrière. Et disons qu’elle était née pour ce rôle puisqu’elle en assume chaque défi avec une prestance à la hauteur de son talent.
Il en va de même pour Stephanie Hsu (qui remplace Awkwafina, qu’on aurait également très bien vu dans le rôle); oui, pour le savoureux James Hong; pour Jamie Lee Curtis toujours très partante pour ce genre de délire (impossible d’oublier son énergie dans le remake de Freaky Friday); pour Jenny Slate, même; mais aussi surtout pour Ke Huy Quan, incroyable et irrésistible dans le rôle polyvalent du conjoint de la protagoniste, parvenant en une fraction de seconde à nous faire croire à une panoplie de personnalités divergentes. Disons qu’on est loin du pitoyable Split de M. Night Shyamalan, n’en déplaise à toute la bonne volonté de James McAvoy.
Si l’on veut éviter de gâcher plusieurs des nombreuses surprises du film (et il y en a beaucoup, dont ce qui pourrait bien être les gags les plus drôles depuis très longtemps), on doit absolument souligner le respect que l’œuvre démontre envers tous les films qui l’ont précédée. En se lançant dans d’autres univers, le film se permet aussi de se lancer dans différents genres, tout comme de faire dans le pastiche, évoquant un peu ce que Snowpiercer de Bong Joon-Ho faisait avec ses différents wagons. Ainsi, on évoque Kubrick ici, Kar-Wai là, pour ne nommer que ceux-là, réitérant l’immense cinéphilie de ses créateurs.
Certes, par moment, l’ensemble peut sembler étouffant et envahissant, surtout dans ses premiers détours, où les périodes d’exposition et d’explications peuvent paraître particulièrement expédiées. Également, quiconque a vu ne serait-ce que Swiss Army Man (la curiosité précédente des Daniels) ou une autre de leurs créations, sait que le film ne pourra pas survivre sans au moins une ou deux blagues dites salaces qui risquent d’en rendre perplexe plus d’un.
Rien, par contre, pour gâcher significativement le plaisir surtout considérant tout le cœur et la dévotion qu’on retrouve dans l’œuvre. C’est également ce qui ressortira de tout ce chaos : la passion, mais aussi l’amour. L’amour du cinéma, l’amour de l’art, l’amour des autres. Des thématiques et des valeurs universels que les Wachowski n’ont jamais réussis à bien travailler en plus de 20 ans de métier. Ici, les Daniels prouvent hors de tout doute que le cinéma, tout comme l’immensité de l’univers, était bel et bien fait pour eux, qu’il n’attendait qu’eux même. À voir absolument.
8/10
Everything Everywhere All At Once prend l’affiche en salle ce vendredi 8 avril.