Reproduire l’ambiance caractéristique d’un film noir en bande dessinée n’est pas une tâche facile, mais c’est exactement ce que fait Étienne Prud’homme avec l’album Bagne bagne bagne: Le crépuscule des amochés, et son histoire de braquage dans la Montréal des années 1950.
S’il ignore qu’il souffre d’une commotion cérébrale suite à sa cuisante défaite sur le ring, Adrien sait toutefois qu’il a désormais une grosse dette envers des gens du milieu interlope ayant misé sur lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il accepte, à contrecœur, de prendre part à un braquage ambitieux. En compagnie de Scarface, Lucien, Napoléon, Raoul, Maurice et Gustave, « des durs ayant grandi aux abords du pont et rompus à l’industrie et à une autorité économique restrictive », le jeune boxeur se retrouve au volant d’un des deux véhicules qui doivent encercler et stopper un fourgon blindé censé contenir une petite fortune, mais bien que le coup ait été soigneusement planifié, les choses ne se passent évidemment pas comme prévu, et alors qu’il perd peu à peu contact avec la réalité, Adrien se retrouve en pleine fuite.

Fortement inspiré par l’ambiance du film noir, Étienne Prud’homme nous replonge dans le Montréal des années 1950 avec Bagne bagne bagne : Le crépuscule des amochés. Le récit débute comme un polar assez classique, mais à travers la commotion cérébrale du jeune boxeur, l’auteur délaisse peu à peu le réalisme historique pour faire sombrer sa bande dessinée dans une sorte de cauchemar gothique. La majeure partie de l’histoire se déroule sur le pont Jacques-Cartier qui, tout en étant l’arène où prend part cette lutte désespérée contre la pauvreté, devient un personnage à part entière de l’intrigue. Chaque chapitre s’ouvre sur les images d’une volière, un symbole fort servant à illustrer la liberté limitée de ceux qui volent (dans les deux sens du terme), mais vivent quand même dans une cage.
Comme dans tout bon film noir, le dialogue intérieur du narrateur égrène l’action, et la prose de l’auteur est percutante et poétique, avec des phrases comme « Montréal semblait avoir perdu un match de boxe contre un ennemi invisible », ou « La jungle dans la tête, qu’est-ce qu’on peut en faire? Tout couper? C’est peut-être pour cette raison que l’humain est si enclin à raser la nature, au lieu de l’accepter ». Prud’homme a clairement effectué une recherche historique pour étoffer le récit de Bagne bagne bagne, et il redonne vie aux postes de péages sur le pont Jacques-Cartier, aux baraques du Wartime Housing-Limited de l’île Ste-Hélène où les immigrants soupçonnés d’avoir fraternisé avec les Allemands et les Italiens étaient confinés, et à l’île Notre-Dame, qui n’était qu’une simple digue à l’époque.

Bagne bagne bagne est imprimé dans un format à l’italienne plus large que haut, ce qui permet à Étienne Prud’homme de réaliser des cases très panoramiques. D’un coup de crayon féroce et intensément dramatique, les illustrations en noir et blanc de l’artiste puisent dans l’esthétique du film noir, tout en lui ajoutant une dimension presque mythologique. On y trouve même un clin d’œil à la toile Saturne dévorant un de ses fils de Goya. Ses personnages sont plutôt bruts, souvent dépeints avec les yeux noyés dans la noirceur, et ses braqueurs cagoulés ressemblent à des spectres en sursis, mais il accorde une attention particulière aux décors, qu’il esquisse avec la précision d’un architecte, qu’il s’agisse de la brasserie Molson, de l’avenue De Lorimier, ou des taudis du « faubourg à m’lasse », sans évidemment oublier le pont Jacques-Cartier, qu’il dessine magnifiquement sous à peu près tous les angles possibles.
Les amateurs de bandes dessinées québécoises feront une belle découverte avec Bagne bagne bagne, un album coup de poing qui démontre bien le talent d’Étienne Prud’homme, autant comme scénariste que dessinateur.
Bagne bagne bagne : Le crépuscule des amochés, de Étienne Prud’homme. Publié aux éditions Mécanique Générale, 136 pages.