Le 1984 de George Orwell, l’une des plus grandes œuvres de la littérature du 20e siècle, a maintenant droit à une adaptation en bande dessinée digne du roman original, grâce au talent du dessinateur brésilien Fido Nesti.
Dans un monde dominé par une guerre perpétuelle entre l’Océanie, l’Eurasie et l’Estasie, Winston Smith travaille au service des archives du Ministère de la Vérité, où il réécrit sans cesse l’Histoire afin de ne pas contredire le Parti ou Big Brother. Il doute de plus en plus de la légitimité du régime totalitaire sous lequel il vit, mais n’en laisse rien paraître, de peur d’être accusé de « crime par la pensée ». Soumis à la surveillance de masse comme tous ses concitoyens et vivant dans une paranoïa constante, il remarque un jour qu’il est observé par Julia, une jeune femme arborant la ceinture rouge des Jeunesses antisexe. Lorsque cette dernière lui glisse en catimini un billet dans la main sur lequel les simples mots « Je vous aime » sont écrits, il s’engage alors dans une relation interdite, qui le poussera à contacter la Fraternité, un réseau de conspirateurs bien déterminés à renverser l’État, mais les choses tourneront rapidement au vinaigre pour le révolutionnaire en herbe.
Inspiré par le régime fasciste des Nazis et les excès du stalinisme, George Orwell publia 1984 quelques mois avant sa mort. Au-delà de la fiction, cet ouvrage visionnaire constitue un puissant traité sur le contrôle des masses, qui transcende les idéologies politiques et les époques, et risque de rester pertinent aussi longtemps qu’il y aura des gouvernements et des classes dirigeantes. Hormis la traduction de Josée Kamoun, qui déroge un peu des conventions habituelles (elle utilise l’expression « néoparler » plutôt que « novlangue » et parle de « mentopolice » au lieu de « police de la pensée »), l’adaptation de Fido Nesti est très fidèle au roman original, dépeignant une société où l’individualisme a été broyé par l’État, où la délation est de mise, même par ses propres enfants, et où toute trace de l’existence des conspirateurs est effacée à jamais, les transformant en « non-personne ». Avec sa conclusion tragique, loin des « happy ending », il s’agit d’une lecture certes un brin déprimante, mais ô combien essentielle.
Avec un coup de crayon fluide, des lignes de contour grasses et une esthétique influencée par les affiches de propagande soviétique, les illustrations de Fido Nesti dans 1984 sont superbes. Visages grimaçants et remplis de colère lors des Deux Minutes de Haïne, mégaphones transmettant les hurlements des loups, yeux désincarnés flottant au-dessus de la ville ou machine à écrire de laquelle sort des barbelés, l’artiste multiplie les images fortes, et reproduit à merveille l’atmosphère oppressante de cet univers glauque, en utilisant principalement des couleurs terreuses (gris, vert, brun), sertis d’une touche de rouge à l’occasion. Les phylactères sont rares, laissant toute la place au monologue intérieur de Winston Smith, et au beau milieu de la bande dessinée, il se permet même une quinzaine de pages de texte, soit des extraits du livre que se passent, sous le manteau, les révolutionnaires de la Fraternité. L’album se termine sur un traité complexe, expliquant les bases du « néoparler ».
Le chef-d’œuvre d’Orwell est entré dans le domaine public récemment, et pas moins de quatre romans graphiques inspirés de 1984 sont prévus cette année, mais il sera difficile de faire mieux que cette splendide adaptation, signée Fido Nesti.
1984, de George Orwell et Fido Nesti. Publié aux éditions Grasset, 224 pages.