Si vous aimez les bandes dessinées étranges, à la limite de l’expérimental, vous ne serez pas déçus par Bottleneck, le tout premier roman graphique de l’artiste italien Marco Quadri qui constitue un véritable OVNI du 9e art.
Une personne coiffée d’un large chapeau se rend dans la forêt et y fait la rencontre d’un lutin, qui déclare qu’au lever du soleil, « la prophétie sera accomplie ». Ailleurs, un chasseur dissimulé dans son abri guette les canards sauvages. Un groupe d’amis prépare un repas tout en discutant des difficultés rencontrées au boulot. Un artiste, qui fabrique des flûtes en céramique dans l’espoir de produire des sons capables de déclencher des « trucs surnaturels », jette des meubles du haut de son immeuble en prévision de la fête qu’il donnera le soir venu. Un homme en sous-vêtements regarde un documentaire sur les frelons. Un livreur de colis à vélo n’arrive pas à trouver l’adresse où il doit se rendre sur son GPS. Deux quidams fouillent le conteneur de déchets d’un magasin pour trouver de quoi se nourrir. Qu’ont tous ces gens en commun?

Bottleneck, qui signifie « goulot d’étranglement » en français, est le tout premier roman graphique du scénariste et illustrateur italien Marco Quadri. L’artiste propose ici un récit choral, en ce sens que l’on suit de nombreux personnages que rien ne semble relier de prime abord, si ce n’est l’événement extraordinaire sur le point de se produire à la fin de la journée et qui les affectera tous. Loin d’être classique, cette narration, composée d’une suite de vignettes éclatées, s’avère assez déroutante pour le lecteur. Pour cette raison, l’album ne sera pas apprécié de tous. Une atmosphère foncièrement étrange se dégage des pages du livre, à travers laquelle plane une menace sourde et indéfinie. On a le sentiment que quelque chose cloche, mais l’explication, et le lien unissant tous ces gens, ne deviendra clair qu’à la toute fin.
À travers les tranches de vie des multiples personnages mis de l’avant dans le récit, Bottleneck brosse surtout le portrait d’une société dysfonctionnelle, voire brisée. On y trouve pêle-mêle des allusions à Q, la plus haute autorité militaire au service des renseignements qui divulgue des informations ultra-secrètes aux patriotes afin qu’ils puissent reprendre le contrôle de leur pays et qui a donné naissance à la mouvance QAnon, des références à la précarité des travailleurs œuvrant pour le monstre de la « grande distribution » créé par la popularité grandissante du commerce en ligne, une critique du gaspillage généralisé et de la surconsommation, ou encore un constat sur les effets dévastateurs des changements climatiques. Au-delà de sa bizarrerie, l’album propose donc une sorte de miroir, pas si déformant, de notre propre société.

Très stylisés et composés de minces lignes, les dessins de Marco Quadri dans Bottleneck ne possèdent à peu près pas d’ombres ou de textures, ce qui crée des illustrations dénuées de relief, comme posées à plat sur la feuille. Son travail visuel est parfois encore plus épuré, avec seulement les silhouettes des personnages se découpant sur les arrière-plans des décors. Il mélange des villes à l’esthétique futuriste avec un soupçon de fantasy. Le personnage avec un large chapeau évoque un sorcier par exemple, tandis que l’artiste qui s’est fabriqué des oreilles en céramique pour mieux entendre a l’allure d’un elfe. Plutôt que de tendre vers le réalisme, la coloration, avec ses aplats de couleur, crée des ambiances qui appuient à merveille l’étrangeté du récit. La composition ne sort pas vraiment du gaufrier, et compte systématiquement six cases par planche, ce qui impose un rythme régulier de lecture.
La maison d’édition Les Requins Marteaux aime publier des bandes dessinées iconoclastes et décalées, et c’est encore le cas avec Bottleneck, l’un des albums les plus étranges que j’ai lu depuis longtemps.
Bottleneck, de Marco Quadri. Publié aux éditions Les Requins Marteaux, 136 pages.