En mettant en images la construction, dans l’Alsace du 19e siècle, de la plus grande ligne ferroviaire de l’époque, la bande dessinée Kilomètre Zéro de Stéphane Piatzszek et Florent Bossard propose une allégorie poignante sur « l’inexorable marche du progrès ».
À la fois ingénieur, entrepreneur, député du Haut-Rhin et homme le plus riche d’Alsace, Nicolas Koechlin est la figure centrale de Kilomètre Zéro. En 1836, devant un trafic fluvial et terrestre connaissant une densité sans précédent, le visionnaire sent que les convois et les diligences ne suffiront plus encore longtemps pour répondre aux besoins d’une industrie en plein essor. Il lance alors la construction d’une voie ferrée afin de permettre le transport des marchandises comme des personnes entre la ville de Mulhouse, qu’il habite avec sa famille, et celle de Thann, et si son projet semble ambitieux, il ne s’agit que d’un simple essai pour Koechlin, dont le but avoué est d’ériger la plus longue ligne française (et internationale) de l’époque, soit pas moins de 140 kilomètres de rails reliant Strasbourg à Châle.
On pourrait penser que la création d’une voie ferrée dans l’Alsace de 1836 est un sujet lointain présentant peu d’intérêt, mais au-delà d’une chronique sur un simple exploit technique, Kilomètre Zéro dépeint surtout une société où tous les aspects de la vie étaient assujettis à l’entreprise, même les relations conjugales. Le patriarche Koechlin déclarera d’ailleurs à sa fille : « Tu n’épouses pas ton cousin, ma chérie, mais la plus puissante fabrique de métiers à tisser d’Alsace ». En revenant sur une époque où un député pouvait continuer de diriger sa propre compagnie, où la mission du journal local était de promouvoir l’œuvre des industriels, et où les corporations se chargeaient d’instruire les enfants qu’ils faisaient travailler dans des conditions dangereuses pour leur santé, on comprend beaucoup mieux l’avènement des syndicats et des lois modernes encadrant les droits des travailleurs.
Tout en respectant à la lettre la réalité historique derrière le récit, Kilomètre Zéro prend souvent des allures très dickensiennes, en faisant par exemple une large place au personnage de Doomi, un adolescent qui finira par délaisser son travail à la fabrique, où il engouffre des pelletées de charbon dans la cuve, pour devenir l’un des tout premiers cheminots du pays, et dont le jeune frère, Fink, souffre d’une phtisie cotonneuse causée par son travail à l’usine. Même s’ils font partie de la petite bourgeoisie et profitent d’une aisance matérielle plutôt enviable, les enfants Koechlin ne semblent pas beaucoup plus heureux de la vie que le patriarche a décidé pour eux, au point où la fille de la famille, Salomé, dénoncera vigoureusement les conditions de travail des enfants à l’usine de son père… dans le journal lui appartenant!
Évidemment, une bande dessinée historique se déroulant dans les années 1830 n’est pas particulièrement propice à la fantaisie picturale, mais d’un trait fin et élégant, où les crayonnages au plomb sont renforcés par des touches d’encre ou de fusain, le dessinateur Florent Bossard incorpore une belle dose de poésie aux paysages enfumés de la ville de Mulhouse, qualifiée de Manchester française, et il insuffle une dimension quasi dantesque à son usine de la révolution industrielle, avec sa gargantuesque cuve à charbon surnommée « Mademoiselle ». Utilisant le mauve, l’ocre ou le bleu électrique, la coloration sublime le réalisme des illustrations pour leur donner un aspect plus moderne, presque intemporel, et l’album se conclut sur un dossier de huit pages, portant sur la ligne Strasbourg-Châle, la ville de Mulhouse, le personnage de Nicolas Koechlin, ou les toutes premières locomotives à vapeur.
Sorte de Dickens à la sauce alsacienne, Kilomètre Zéro illustre la naissance de notre société moderne où le progrès, bien que désirable, s’effectue trop souvent au détriment des vies humaines, et ce premier tome inaugure de belle façon la trilogie du rail prévue par Piatzszek et Bossard.
Kilomètre Zéro, une épopée ferroviaire, de Stéphane Piatzszek et Florent Bossard. Publié aux éditions Grand Angle, 64 pages.
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