Le polar est à son meilleur lorsqu’il utilise le crime pour aborder des questions sociales, et c’est le cas du Grass Kings de Matt Kindt et Tyler Jenkins, un roman graphique tournant autour d’une étrange communauté fermée vivant isolée du reste du monde.
Constitué de maisons mobiles décrépites et de roulotes dépareillées, le « Grass Kingdom » est une communauté tissée serrée, où un groupe de marginaux vit à l’écart du reste des États-Unis dans une sorte d’autarcie. Perçu comme illégitime, l’endroit entretient des relations plutôt tendues avec la ville voisine de Cargill et depuis plusieurs années, les forces de l’ordre, convaincues qu’un tueur en série se cache parmi ce ramassis d’exilés fiscaux et de squatteurs, cherchent n’importe quel prétexte pour chasser tout ce beau monde du comté. Le jour où, lassée d’être victime de violence conjugale, Maria, l’épouse du shérif, s’enfuie à la nage et s’échoue sur les rives du « royaume », ses habitants acceptent de l’héberger, mais ce geste risque de provoquer une guerre qui pourrait menacer l’existence même de leur oasis.

On assiste depuis quelques années à la naissance d’un style littéraire qu’on pourrait qualifier de « polar rural », où des drames criminels habituellement associés aux grandes métropoles prennent place au sein de petites communautés campagnardes, et Grass Kings s’inscrit tout à fait dans cette lignée. Tout en s’inspirant de la culture des « rednecks » du sud des États-Unis, de leur méfiance à l’égard du gouvernement et de leur langage imagé et direct (« Il a perdu soixante centimètres de côlon, mais va savoir pourquoi, c’est toujours un trou du cul »), l’auteur Matt Kindt ajoute une dimension intemporelle, quasi-mythologique à son récit, en dépeignant, à travers de multiples flashbacks allant de l’an 490 à 1968, une Amérique perpétuellement abreuvée par le sang des conflits, qu’ils opposent colons et Autochtones, propriétaires terriens et fermiers, ou policiers et hors la loi.

Il est facile de comprendre pourquoi Tyler Jenkins est une étoile montante de la bande dessinée, et ses illustrations dans Grass Kings évoquent des toiles plus que des dessins. D’un trait fluide, un peu brouillon, il trace personnages et décors sur des arrière-plans peints à l’aquarelle, derrière lesquels on sent les éclaboussures du pigment sur la feuille et les coups de pinceau, ce qui donne à chaque case une impression de mouvement. Que ce soit la beauté sauvage de son « royaume », ses images plus oniriques, comme un dragon fendant le ciel aux côtés d’avions de la Première Guerre mondiale, ou encore sa façon d’illustrer, en six cases très éloquentes, 500 ans d’évolution sanglante sur un même territoire, le travail graphique de Jenkins se marie très bien à l’univers du récit, à mi-chemin entre l’utopie et le bidonville. L’album se termine sur une galerie de couvertures.
Empruntant autant au Walden d’Henry David Thoreau qu’à la série True Detective, Grass Kings est une bande dessinée agréablement adulte et sombre, qui plaira à ceux et celles qui aiment les polars philosophiques, et les belles illustrations.
Grass Kings Tome 1, de Matt Kindt et Tyler Jenkins. Publié aux Éditions Futuropolis, 176 pages.
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