Bien accueillie en France, la nouvelle pièce d’Annick Lefebvre, Les barbelés, se veut plus sombre que son grand succès J’accuse.
Dans ce « seul en scène » de 75 minutes, mis en scène par Alexia Bürger et défendu magistralement par Marie-Ève Milot, le spectateur assiste au drame de cette dernière : la montée inexorable des barbelés qui poussent dans son corps, ces fils qui, au fil de son récit logorrhéique, d’abord l’incommodent et finissent par la faire taire à jamais. Ce kit de base avec lequel on naît tous, ces fils maudits qui s’entortillent en elle malgré toute sa bonne foi, se déploie même quand elle pense agir pour le mieux.

On reconnaît (et on aime) la langue hyperréaliste et acérée de l’autrice, son verbe aussi acide que les pamplemousses que Milot déchire frénétiquement et rythmiquement au milieu de sa cuisine oppressante. Et dès qu’elle ouvre la bouche, elle décompense jusqu’au bout de son souffle. Ses observations violentes tirent sur tout ce qui bouge. Elle soulage sa colère en ne ménageant rien ni personne : ses parents, son quartier fleuri, son bébé d’amour qui se déverse et pleure sans arrêt depuis sa naissance et à qui elle a peur de transmettre sa pourriture, la famille, les manifestations, les festivals, le sociofinancement, les émissions de décoration ou celles mettant en vedette des « niaiseuses » qui ne savent pas qu’elles sont enceintes.
Elle dénonce aussi à grands coups de gueule la bêtise des politiciens méchants (pourquoi ça m’arrive à moi et pas à ces nonos), les trolls fous sur les réseaux sociaux, les médias qui désinforment, le système d’éducation pourri, les guerres, le racisme, le sexisme ou l’homophobie. Elle parle trop, cherche des coupables, culpabilise, la tête enfoncée dans la vaste étendue de ses privilèges. Mais ça ne se passe jamais comme on le souhaite. Plus les minutes avancent, plus elle se déconnecte petit à petit de son corps. Elle tente en vain de panser ses plaies à vif qui constituent son camp de base, alors que son organisme se désorganise sous nos yeux. Elle s’efface, se dissout, le cœur serré et à son corps défendant. Les habiles jeux d’éclairages, d’ambiances sonores et de bruits inusités traduisent efficacement l’accablement du personnage. Remplie de désespoir, elle aspire à être secourue, mais son destin cruel s’affaire à faire des siennes. La fin est inévitable.
L’opus d’Annick Lefebvre a l’effet d’une gifle et nous fait (presque) sortir de nos gonds, mais nous incite surtout à appuyer sur « pause ». Et si on prenait une grande respiration.
La pièce Les Barbelés est présentée jusqu’au 26 septembre au théâtre de Quat’Sous.