Denys Arcand a jadis été un grand cinéaste. Plus de cinquante années ont passé depuis le début de son impressionnante carrière qui a certainement fait le tour du monde, et voilà que cet intellectuel, ce philosophe, cet artiste curieux, se met à réfléchir sur la chute. Celle de notre société, de notre réalité, mais certainement, aussi, sur la sienne.
Incluant soudainement ce nouveau film dans une série dont les liens ne se font que par les mots proposés. Dans cette métaphore cruciale se trouve alors un retour d’une force qu’on n’attendait plus, celle d’un géant qui se décide enfin à livrer sa première véritable superproduction, celle-là même capable de relier les foules et les publics et de les pousser à s’interroger sur eux-mêmes, à soulever les débats. Pour le meilleur et pour le pire.
Vaguement inspiré de faits réels et parfaitement bien ancré dans notre inquiétante et perturbante société, Denys Arcand débute son film dans un hommage direct à The Social Network (aisément le film le plus emblématique et représentatif du 21e siècle), voulant, tout en ne s’éloignant pas trop de sa prose pour les savoureux dialogues, prouver qu’il n’est pas question de traiter son cinéma d’archaïque, mais bien d’aborder une approche des plus modernes.
On va se le dire, Le règne de la beauté avait tout de l’apothéose du cinéma mélancolique, où la vieillesse s’intéressait avec un rapport pratiquement malsain à la liberté limitée de la jeunesse. Une ode poétiquement ennuyante, aux abords misogynes et démodés, constat d’une œuvre qui n’a probablement pas grand-chose à dire, surprise catastrophique d’un auteur pourtant aussi imposant.
Néanmoins, le voilà qu’il continue de s’intéresser aux amours déchus, à ces couples qui se laissent non pas par manque d’amour, mais par manque de possibilités à avancer. Il oppose ici l’ordinaire à l’exceptionnel, alors qu’un homme trop intelligent pour le niveau acceptable de la société, décide de mettre fin, dans un banal restaurant casse-croute où l’on y sert des déjeuners, à sa relation avec sa copine fonctionnaire monoparentale, en décidant volontairement de s’isoler pour mieux supporter son propre malaise social et sa certaine abdication face à la vie.
C’est une introduction froide, glaciale, brutale même, où la force de frappe se fait oralement, Arcand usant de son plus grand atout. Ensuite, il fait un virage à 180 degrés, tombe dans le suspense le plus inattendu et pousse notre protagoniste en plein cœur d’un braquage qui tourne au vinaigre. Tel Zuckerberg qui met la main sur l’invention qui changera notre réalité sociale à jamais, notre Pierre-Paul Daoust se retrouve avec deux grands sacs de sport rempli d’une fortune qu’on n’ose même pas déclarer. Les mots étant mis de côté pour faire place à l’action, Arcand propose ici l’anti-L’âge des ténèbres, un scénario constamment confronté à un désir évident d’éviter à tout prix la monotonie du quotidien.
Antihéros
Usant de l’avatar parfait de l’homme ordinaire, il trouve le moyen de créer ici l’antihéros idéal. Un homme qui a volontairement décidé de vivre en deçà de ses capacités et de ses possibilités, envahi par la majorité des plus belles qualités humaines (la générosité et l’empathie au haut de la liste), mais avec le potentiel, face à la bonne occasion, de complètement changer sa vie. Porté par un égoïsme qui le ramène tout le temps à vouloir ironiquement aider son prochain, Arcand se met alors à tisser sa toile et à multiplier les allers et les venues entre une farandole de personnages qui en viendront à reconsidérer leur place dans la société.
C’est alors ce qui surprend le plus dans cette production pourtant grandement menée par le cynisme de son créateur: son optimisme. On y trouve encore des hommages, des cameos qui font pratiquement vivre tout le bottin de l’Union des Artistes, et des personnages par moment plus grand que nature, alors que le ton passe continuellement entre le grand drame et l’humour cabotin, mais jamais au détriment de l’espoir. Après avoir passé des années à se morfondre sur un cinéma qui regrette, Arcand a enfin décidé d’agir et d’être fier du travail accompli.
Bien sûr, énormément de ses thèmes fétiches se retrouvent dans le film, mais le traitement profite d’un vent de fraîcheur qui arrivera certainement à rejoindre un grand nombre de nouveaux admirateurs.
Certes, tout ne fonctionne pas. Son désir de diversité est souvent beaucoup plus problématique qu’autre chose (son excuse bâclée aux autochtones, sa représentation de la communauté haïtienne et afro-américaine, tout comme celle asiatique) et les fils blancs se font dramatiquement nombreux, la fluidité étant constamment choisie aux dépens de la logique. Pourtant, l’œuvre s’écoute avec une curiosité captivante et son immense distribution est dirigée avec maestria, parvenant à y étaler une grande galerie de personnages tous plus ou moins attachants. On pense à Rémy Girard, excellent (belle boucle ici de renouer avec lui enfin en lui offrant un autre beau rôle après avoir démarré sa carrière), ou même à cette délirante confrontation entre Geneviève Schmidt et Florence Longpré.
C’est d’ailleurs ce qui finit par faire défaut dans cette guerre évidente que Arcand lance au grand jour. Si occupé à s’en prendre au système, il lui devient alors impossible de blâmer ne serait-ce que la plus infime part de responsabilité à ses personnages qu’il a appris à aimer au fur et à mesure qu’il les a créés. Démultipliant de manière malsaine les justifications et les motifs de tout un chacun (le bandit veut repartir à zéro pour sa famille, l’escorte est une fille de bonne famille et d’une bonne éducation qui essaie de se sortir de cette réalité qui est un peu arrivée par hasard, le méchant policier en veut à son père pour son changement radical de parcours, et on en passe). Le portrait qu’il tisse devient alors inégal, puisque les racailles ne se trouvent certainement pas qu’au haut de la pyramide sociétale, et cette absence de « méchants » visibles finit par (trop) alléger ce long-métrage déjà porté par un optimisme aux limites de la naïveté.
On ne cachera pas que l’intelligence de Arcand permet à sa réflexion d’être certainement plus juste et nuancée qu’un certain Votez Bougon par exemple, mais on avouera également qu’à plus d’un moment on aurait aimé qu’il étaye de manière plus satisfaisante ses nombreuses pistes. Il faudrait certainement plus que cette bande d’alliés imprévisibles qui deviennent malgré eux les Robins des bois du Québec pour convaincre que toutes ses péripéties sont bien réelles et non pas dignes des fantasmes que Marc Labrèche, dans la peau de Jean-Marc Leblanc, s’inventait ad nauseam, ce désir de se lancer dans la bourse et les finances (l’Eldorado du nouveau monde), étant un fléau beaucoup plus crédible que de s’intéresser soudainement aux GN en dehors des grandes villes.
La chute de l’empire américain devient alors le prix à payer pour la gloire, miroir volontaire d’un succès qu’on annonce et prédit comme étant explosif, le choix d’y inclure une vedette de l’heure non-actrice étant le summum du choix carrément stratégique. Il s’agit du compromis d’un créateur qui est prêt à amoindrir l’intellect de son propre potentiel, juste pour être certain que l’ébauche de son point de vue se mette en marche dans le plus grand nombre de cerveaux et de maisonnées. Juste pour avoir trouvé, enfin, le moyen de s’être fait aussi accessible, tout en ne manquant pas d’y avoir quelques beaux moments rendant grâce à la fougue d’antan pour nous prouver que ce génie auquel on a jadis cru et adhéré est toujours quelque part, on ne peut qu’apprécier ce grand retour d’un cinéaste qui pourrait bien être à la conquête d’un tout nouvel univers de possibilités.
6/10
La chute de l’empire américain prend l’affiche ce vendredi, avec plusieurs représentations spéciales jeudi.
En complément:
https://www.pieuvre.ca/2018/06/25/westworld-saison-2-les-robots-au-pays-des-merveilles/
Un commentaire
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