Krystian Lupa propose une recréation riche et intelligente du texte écrit par Thomas Bernhard en 1984.
Dotée d’un dispositif scénique ingénieux pour partager avec le spectateur un moment de vie centré autour de l’artiste, de sa condition et de ses réflexions, la pièce pointe et reflète plusieurs ambivalences. Tout d’abord, la gloire de l’artiste et sa déchéance. Une cage, non pas dorée, mais métallisée, renforcée par un cadre rouge continuellement représenté en avant-scène, confine dans l’espace de représentation hôtes et invités d’un « dîner artistique ». Comme pour que le spectateur se fasse l’observateur d’une réalité anthropologique.
Organisée le soir même du suicide de Joana, actrice déchue que tous côtoyaient, cette rencontre réunit des artistes de différentes sphères artistiques, principalement des écrivains, et un invité d’honneur de Monsieur et Madame Auersberger, un grand acteur du Théâtre National adulé par Madame. Dans une atmosphère dominée par la mélancolie, la désillusion et le pessimisme quant à leur place et leur valeur (rimant avec les paroles de la défunte: « Faute de donner le meilleur autant donner le pire »), l’arrivée de l’acteur va pousser les personnages dans leurs derniers retranchements, jusqu’à ce que des vérités profondes, brutales et blessantes, conduisent à la violence verbale, mais aussi physique.
Son monologue grandiloquent et fier sur sa carrière ne fait que révéler l’égoïsme et par là même, la solitude profonde dans laquelle chacun se trouve. Car au fond, tout au long de cette soirée, les interventions des uns et des autres ne s’ancrent pas véritablement dans une discussion. Chacun fait plutôt état de sa vision et s’enferme dans sa propre mélancolie, notamment face au suicide de Joana. Cet acte ultime de déchéance de l’artiste résonne en eux jusqu’à ce qu’ils se l’approprient.
Cette absence, cette absente, hante toute la pièce et elle n’en devient que plus présente. Outre la vidéo d’une entrevue de la jeune femme en introduction et ses apparitions qui nous font revivre le passé, l’absence et l’acte du personnage tiennent une place centrale. Le pivot de la pièce se base également sur l’absence d’un personnage, qui apparaît finalement: l’acteur du National, qui s’est fait attendre toute la première partie de la pièce, arrive enfin. Pour prendre toute la place et s’épancher sur son succès. Il se donne en spectacle et illustre cet autre axe double fort de la pièce : la représentation versus la vraie vie.
Comme nous le mentionnions plus haut, la scénographie laisse un cadre de scène apparent et consiste en une « boîte scénique » tournante, permettant à différents espaces d’être reconstitués. Le quatrième mur est visible en cela. Pourtant, les personnages sont tour à tour amenés à y entrer ou à en sortir et une adresse directe au spectateur en vient même à se produire. Krystian Lupa a choisi de placer le personnage incarnant Thomas Bernhard sur l’extrêmement fine bordure entre réalité et fiction. Il en fait à la fois le narrateur et un invité du dîner.
De plus, la direction d’acteurs et la manière dont leurs propos s’articulent et dont la présence sur scène est organisée laissent place à un sentiment de quotidienneté. Les courts films qui ponctuent la pièce, des scènes tournées avec ces mêmes personnages donnant à voir des moments de vie antérieurs, renforcent cette sensation d’être face à du théâtre documentaire. La volonté de Krystian Lupa, pour qui « il ne s’agit pas tant de raconter une histoire que de construire une vie ritualisée qui unit l’espace-temps de l’acteur et l’espace-temps du spectateur », s’exprime pleinement ici. La salle est même éclairée à plusieurs reprises, sûrement pour que le public ait d’autant plus l’impression d’assister à des réflexions ouvertes sur l’artiste.
Un moment de vie, donc. Une réalité crue. Une attente, aussi longue pour les invités que pour le spectateur (rappelons que la pièce dure 4h40). Car il existe, là aussi, une frontière mince entre le sentiment de partager un moment privilégié avec des comédiens excellents, dans une temporalité commune, celle du moment partagé ensemble dans cette salle, et l’ennui qui nous gagne parfois, dans un trop-plein de silences, de monologues ou de scènes qui s’étirent. Surtout à la fin du spectacle.
À travers cette pièce dressant un portrait cynique et amer de la caste artistique viennoise, Lupa rend hommage à son auteur, à celui qui a transformé sa vision du monde, notamment par sa manière de créer la fiction théâtrale. L’écriture percutante de Thomas Bernhard résonnera longtemps encore.