Pendant quelques instants à peine, le temps a suspendu son vol: sur la trajectoire de l’éclipse solaire de lundi, le long du nord-est de l’Amérique du Nord, on a qui tenté de synchroniser Eclipse, de Pink Floyd, ou encore Ainsi parlait Zarathoustra, de Strauss; qui applaudi, ou encore simplement retenu son souffle.
À Montréal, ils étaient plusieurs dizaines de milliers – la mairesse, Valérie Plante, a même évoqué 100 000 spectateurs – à s’entasser au Parc Jean-Drapeau, sur l’espace habituellement réservé aux festivals, pour vivre collectivement cet événement qui ne s’était pas produit depuis près d’un siècle sur le territoire de la métropole.
Et que l’on soit un simple curieux, un astronome amateur, ou un spécialiste de l’espace, ce moment rare avait de quoi susciter les passions.
Professeure adjointe à l’Université de Toronto et membre de l’Institut Dunlap pour l’astronomie et l’astrophysique, Laurence Rousseau-Nepton ne cachait pas son enthousiasme à l’idée d’observer une éclipse solaire totale, sa première en carrière.
« C’est un événement unique à regarder; il y a plein de phénomènes étranges qui se produisent lors d’une éclipse totale, et que l’on ne peut pas observer autrement. C’est pour cela que les gens sont si excités. On parle d’ombres étranges qui sont un genre de combinaison du fait que la lumière du Soleil va venir frôler la Lune; il y aura seulement un petit faisceau de lumière qui va traverser l’atmosphère de la Terre, et on verra justement des artéfacts qui sont imputables à notre atmosphère », a-t-elle déclaré en entrevue, avant le début de l’éclipse, lundi.
« Certaines personnes vont les appeler les fantômes. Ceux-ci ne seront pas observables partout; cela dépendra vraiment des conditions. Ce sont vraiment des formes étranges. On s’attend peut-être à voir des ombres à regarder, juste avant la totalité. »
« Ensuite, a poursuivi la spécialiste, il y a les perles de Baily, les derniers rayons du Soleil qui vont toucher les cratères lunaires… Et finalement, la Lune va complètement couvrir le Soleil, et on pourra avoir un aperçu de la couronne solaire, ce qui peut être aussi très intéressant, puisque le Soleil est dans un cycle d’activité importante. »
Plus simple d’observer sur Terre que dans l’espace
Pour effectuer leurs observations lors d’une éclipse, un phénomène qui se produit habituellement tous les 18 mois quelque part sur la planète, mais beaucoup plus rarement en un même endroit, dans un laps de temps raisonnable, les astronomes ne devraient-ils pas plutôt se fier à des appareils en orbite, plutôt que de prendre régulièrement l’avion et transporter leur matériel, par exemple?
Pas si vite, répond Mme Rousseau-Nepton: « En fait, nous avons des satellites qui observent le Soleil. On a des satellites qui observent la Terre. Là, on va avoir cet alignement qui est particulier. Et donc, nous n’avons pas de satellite dédié à l’observation d’éclipses; il faudrait que les équipements soient sur le sol, puisque nous, sur Terre, nous avons cette opportunité spéciale. »
« Si nous placions des satellites en orbite, ils passeraient très, très rapidement à travers l’ombre, ce qui compliquerait la collecte de données. Ce serait aussi sans doute beaucoup plus coûteux que de prendre l’avion, je peux vous l’assurer », a-t-elle lancé, en riant.
La spécialiste en astronomie s’est aussi prononcée sur le fait que des siècles, voire des millénaires après les plus anciennes traces d’observation d’éclipses par les humains, et certainement au moins un siècle après le début des mesures effectuées à l’aide d’instruments contemporains, il existe encore des mystères scientifiques liés au phénomène de l’éclipse.
« L’alignement de la Lune avec le Soleil est un genre d’instrument astronomique gigantesque que nous ne pourrions concevoir autrement. C’est une ligne de visée: la Lune, qui est loin de nous, mais évidemment bien moins éloignée que le Soleil, vient créer une obstruction de la lumière solaire. Et oui, nous pourrions concevoir des chromatographes qui bloqueraient la lumière du Soleil dans les instruments, mais ils n’auraient pas la même portée. Et donc, la qualité des données, la qualité des observations en souffrirait. Aujourd’hui, nous avons l’occasion d’effectuer des observations avec notre propre appareil qui s’aligne naturellement. »
Le ballet du cosmos
Le grand moment est finalement arrivé, tel que prévu, peu de temps avant 15h30, lundi après-midi. Après un lent blocage progressif du Soleil par la Lune, après une diminution de la lumière ambiante, après la baisse de la température et l’apparition de vents de plus en plus forts, les spectateurs ont eu droit à une nouvelle démonstration de la magnifique danse des astres.
Pendant moins de deux minutes, la Lune nous a caché le Soleil; pendant deux minutes, celui-ci n’a été visible que sous la forme d’une corolle entourant notre satellite naturel, avec ses reflets blancs, mais aussi légèrement pourpres.
Et pendant moins de deux minutes, ces 100 000 personnes rassemblées au Parc Jean-Drapeau ont ajouté leur voix à ce cri civilisationnel, qui retentit depuis la nuit des temps: nous sommes là. Nous sommes là, dans l’immensité galactique, avec nos flèches de béton et d’acier, avec nos avions, nos voitures, nos vaisseaux spatial, nos réseaux informatiques, nos rêves, nos craintes, nos guerres, notre coopération… Nous sommes là à nous émerveiller devant un phénomène qui se produit depuis des milliards d’années, et qui continuera de se produire pendant des milliards d’autres, jusqu’à ce que le Soleil engloutisse notre planète en devenant une géante rouge.
De quoi extirper quelques larmes à ce journaliste.
Et puis, l’instant a pris fin, et il a fallu affronter une mauvaise gestion de la circulation pour permettre à tous ces gens de quitter l’Île Sainte-Hélène et de rentrer à la maison, que ce soit en métro, en auto, en vélo ou à pied, sur le pont Jacques-Cartier. Rendez-vous dans plus de 100 ans pour la prochaine éclipse totale au-dessus de la métropole.