Dans le cadre du Festival international des films sur l’art, le FIFA, Karin Bucher et Thomas Karrer proposent un voyage non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace: direction Chandigarh, en Inde.
Ville conçue sur le modèle d’une utopie, cette métropole, qui sert de capitale régionale depuis la rétrocession de Lahore au Pakistan, après la partition, Chandigarh a, sur papier, tout de la ville parfaite: belle, pas trop dense, verdoyante, on pourrait penser qu’il n’y a rien à corriger, que tout y est parfait.
Or, sans aucune surprise, si le documentaire s’intitule The Power of Utopia, c’est que tout n’est pas rose dans cette ville sortie de terre à la fin des années 1940 et au début des années 1950, sous l’impulsion de nul autre que Le Corbusier.
Si cet architecte est connu pour ses visions souvent grandioses et novatrices de la vie dans un environnement urbain, il a aussi provoqué plusieurs controverses. Heureusement, avec Chandigarh, son équipe et lui-même avaient carte blanche dans la jungle. Plutôt que de raser le centre-ville historique d’une grande ville européenne, il fut plutôt question de construire une ville de l’avenir tout de suite après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Cet enthousiasme s’est manifesté sous la forme d’un brutalisme à échelle humaine. Oui, la majorité des bâtiments sont en béton, un béton qui va d’ailleurs vieillir rapidement, en raison des conditions météo particulières de l’Asie du Sud-Est, mais la ville semble ouverte, tranquille, pensée d’abord pour ses habitants. Des parcs, des places publiques, une scène culturelle qui semble vibrante, des réseaux de transport qui ne semblent pas surchargés, une mixité sociale qui fonctionne…
Sur papier, Chandigarh fonctionne. Fonctionne peut-être trop bien, même. Mais cette ville n’existe pas dans un vide; elle fait forcément partie du tissu urbain indien, un pays où, nous dit-on, l’équivalent de la population de l’Australie s’ajoute chaque année, soit « 17 à 20 millions d’habitants ». Et pour les loger, il faut construire, densifier, développer, etc.
Et puisque la « loi fondatrice » de la ville, il y a plus d’un demi-siècle, semble indiquer, probablement à tort, qu’il est interdit de faire évoluer la ville, la cité de 500 000 habitants ressemble davantage à un musée qu’une ville vibrante. Une ville-musée, bref, autour de laquelle s’étirent des bidonvilles et des banlieues construites à toute vitesse. Pire encore, le gouvernement semble refuser de partager le côté « public » de la ville avec ses habitants, de donner à ces derniers la capacité de se prononcer.
À preuve, cette interdiction de visiter, sauf occasion spéciale, le complexe des bâtiments gouvernementaux, pourtant conçu comme une occasion de « populariser » les lieux de pouvoir. Il a beau y avoir eu une attaque contre des politiciens, plusieurs années auparavant, la lourde chape de l’État est rarement retirée, une fois qu’elle est tombée.
En un sens, Chandigarh est à la fois une ville tout à fait hors de l’ordinaire, une ville neuve, planifiée, conçue pour être le porte-étendard des possibilités urbanistiques, et une ville comme toutes les autres, confrontée à une forte croissance de sa population, à l’immobilisme des décideurs, au syndrome du « pas dans ma cour », à une crise du logement, à une disparition progressive de la classe moyenne.
Film franchement intéressant, film particulièrement éclairant sur les problèmes contemporains qui affectent les villes d’ici et d’ailleurs, The Power of Utopia – Living with Le Corbusier in Chandigarh est un élément essentiel de la réflexion sur l’avenir des cités, à l’aune de la surpopulation et face aux impacts de la crise climatique.