Près de dix ans après la sortie de l’album Ceux qui me restent, le scénariste Damien Marie et l’illustrateur Laurent Bonneau font de nouveau équipe pour livrer un récit émouvant axé autour d’une relation père-fille avec le roman graphique Ceux qui me touchent.
Aude est infirmière de nuit dans un hôpital public où le manque de ressources et de personnel la force souvent à faire du temps supplémentaire. Ancien élève des Arts appliqués, Fabien bosse dans un abattoir porcin, un emploi qu’il déteste et qui ne devait être que temporaire, mais qu’il conserve afin de subvenir aux besoins de sa famille. La seule joie du couple dans cette routine les abrutissant tous les deux est leur fille Élisa, qu’ils ont eue après avoir tout essayé pendant 12 bonnes années, du spermogramme au bilan de fertilité, en passant par la recherche de facteurs génétiques, l’insémination artificielle et la fécondation in vitro.
Aujourd’hui, Élisa est âgée de cinq ans. Avant de s’endormir, elle exige toujours qu’on lui fasse la lecture. Un soir, après une journée particulièrement pénible à l’abattoir, Fabien n’a pas vraiment envie de lire « Les Trois Petits Cochons » à sa fille (on le comprend, le pauvre). Cette dernière lui demande alors de lui inventer un conte dans lequel il y aurait une princesse, un chaton, un loup, un château, un bâton arc-en-ciel et trois mignons porcelets. En bon père de famille, Fabien s’exécute, mais la fable qu’il construit de toutes pièces commence à s’insinuer dans sa propre vie, et quand il sauve un porc tatoué de l’abattoir, cet événement le motivera à changer sa propre histoire.
Décrit par son auteur comme un « maelström de sentiments et de ressentiments », Ceux qui me touchent brosse le portrait d’une famille comme tant d’autres, bien que le roman graphique s’axe davantage sur le père et son rôle traditionnel de pourvoyeur. Opposant l’imagination fertile des enfants, avant que ceux-ci ne soient formattés par la société et ses institutions, à la résignation des adultes et aux sacrifices que ceux-ci font pour leur progéniture, allant jusqu’à l’oubli de soi et de ses propres aspirations, cette histoire tristement réaliste ne verse jamais dans le misérabilisme, puisqu’elle célèbre au final le pouvoir de l’imagination, qui permet de modifier sa réalité afin qu’elle se conforme un peu plus à nos désirs.
Au-delà de la simple cellule familiale, Ceux qui me touchent jette un regard lucide sur notre société contemporaine dominée par l’argent, et les conséquences du travail à la chaîne. À travers le personnage de Fabien, le scénariste Damien Marie lève également le voile sur les coulisses des abattoirs modernes, ces grandes fabriques de viande industrielles, se moquant au passage de la notion de bientraitance des animaux, la qualifiant de « marketing de la bonne conscience », puisque ces bêtes sont quand même destinées à mourir pour nous nourrir. Il aborde en plus la marchandisation de l’art, le processus de création, et le sens donné à une œuvre, qui diffère en fonction de la personne qui la regarde.
À la fois minimalistes et artistiques, les illustrations de Laurent Bonneau transmettent l’émotion à travers un simple regard, ou la tendresse d’un geste. Il croque les scènes les plus banales du quotidien dans des angles surprenants, ce qui les dynamisent. Il fait aussi preuve de beaucoup de pudeur en mettant en images les horreurs de l’abattoir. L’artiste se sert d’abord du pinceau et de l’aquarelle pour tracer les contours d’une scène, avant de raffiner ses dessins à l’aide de lignes anguleuses tracées à l’encre. Très beau, le résultat est souvent plus proche de la peinture que du dessin. Sa coloration se limite à une seule couleur dominante par planche (orange, violet, vert, etc.). Il passe habituellement d’une teinte à une autre pour marquer les changements de séquences, une technique narrative simple mais efficace.
Pas besoin d’être parent pour apprécier Ceux qui me touchent, puisque tous ceux et celles qui ont mis de côté leurs rêves de jeunesse pour gagner leur croûte ou qui se sentent prisonniers d’un travail purement alimentaire se reconnaîtront dans ce récit aussi poignant qu’inspirant.
Ceux qui me touchent, de Damien Marie et Laurent Bonneau. Publié aux éditions Grand Angle, 224 pages.
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