L’être humain n’aime pas le risque. Si vous proposez à des inconnus de parier sur le résultat d’un tirage à pile ou face, les deux tiers d’entre eux refuseront, à moins que vous ne déposiez au moins deux fois plus d’argent sur la table qu’eux. Cette constatation, étonnante à première vue, constitue l’un des résultats fondateurs de l’économie comportementale, un champ de recherche qui a engendré une bonne poignée de prix Nobel. Alors pourquoi Justin Trudeau a-t-il décidé de déclencher une élection générale anticipée que personne ne réclamait, au moment où une quatrième vague pandémique se fait déjà sentir?
En partie, bien sûr, parce que les politiciens ont un goût du risque qui les distingue de leurs congénères. Mais surtout parce que, dans le cas présent, ce risque est à peu près nul. Si les Libéraux gagnent leur pari, ils obtiendront un mandat majoritaire et les coudées franches pour quatre ans. Sinon, ils ne perdront… rien. À moins d’un revirement plus qu’improbable, Justin Trudeau est assuré, en pire cas, d’un autre mandat minoritaire à la tête d’une équipe libérale renouvelée. Pile, je gagne; face, nous recommencerons l’année prochaine.
C’est que la conjoncture politique pourrait difficilement être plus favorable au premier ministre sortant. Justin Trudeau n’est plus la superstar de la campagne de 2015, mais il a survécu aux scandales de SNC-Lavalin, de We Charity et autres « blackface » sans perdre trop de plumes. Sa gestion de la pandémie a été mieux appréciée que celle de la plupart de ses collègues provinciaux du Canada anglais. Surtout : autre parti n’a de stratégie plausible pour atteindre le pouvoir, compte tenu de l’état des forces en présence. Et une campagne courte, dont les deux tiers se dérouleront avant la fête du Travail et en pleine rentrée scolaire, ne laissera pas beaucoup de temps aux électeurs pour se poser des questions.
Les enjeux de la campagne, si l’on peut s’exprimer ainsi
Été oblige, il ne faut pas s’attendre à un débat d’idées particulièrement fouillé. D’autant plus qu’il est assez difficile de trouver un enjeu sur lequel l’un ou l’autre des partis d’opposition pourrait infliger des coups susceptibles d’envoyer le gouvernement sortant au tapis.
La pandémie? Les Libéraux auraient été en danger si l’élection avait eu lieu à l’hiver dernier, mais l’approvisionnement en vaccins a connu un succès remarquable. Impossible d’attaquer sur ce front.
La relance économique? Jagmeet Singh pourra dire, avec raison, que son parti a constamment poussé les Libéraux à bonifier les prestations qui ont sauvé les entreprises et les particuliers de la ruine depuis 2020. Il s’agit cependant d’un argument en faveur du statu quo autant qu’en faveur d’un hypothétique gouvernement néo-démocrate. Cet argument aura aussi l’effet de rappeler à la population que c’est tout de même le gouvernement libéral qui a signé les chèques, y compris des versements supplémentaires de 500$ pour tous les aînés, annoncés subtilement la veille du déclenchement des élections. (Le fait que les aînés soient la cohorte la plus encline à voter pour les conservateurs n’a sûrement rien à y voir…)
Le déficit et la dette? Personne ne s’en préoccupe. Même Erin O’Toole ose à peine proposer d’équilibrer le budget du gouvernement d’ici dix ans.
L’environnement? La promotion des sables bitumineux aurait pu hanter Justin Trudeau comme un albatros suspendu à son cou. Mais les conservateurs n’arrivent pas à se rallier autour d’un plan de réduction des gaz à effet de serre crédible, le NPD est étrangement vague sur les détails de son plan et le Parti vert est plus occupé à couper les vivres à sa cheffe qu’à passer à l’attaque.
Les relations avec les Autochtones? La tragédie des pensionnats mériterait bien qu’on s’y attarde. Mais s’il faut se fier au passé, bien peu d’électeurs se préoccuperont de cette question au moment de faire leurs choix. Et quel parti en profiterait, au juste?
Bref, les oppositions commencent la campagne sans angles d’attaque clairs — et ils disposent de très peu de temps pour en trouver.
Les déboires d’Erin O’Toole
La voie à suivre pour les libéraux semble donc toute tracée : surfer sur le succès de la vaccination, éviter les gaffes et profiter de la satisfaction relative de l’électorat envers leur gouvernement.
Les conservateurs, eux, commencent la campagne sur la défensive. Erin O’Toole ne parvient pas à franchir la barre des 30% dans les intentions de vote, loin derrière les 34,3% obtenus par Andrew Scheer lors de la défaite de 2019. Le parti détient déjà presque tous les sièges dans ses forteresses de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba et n’a donc pas d’espoir d’y effectuer des gains. Pire : l’impopularité des premiers ministres conservateurs provinciaux Jason Kenney et Brian Pallister pourrait coûter à Erin O’Toole une poignée de circonscriptions à Edmonton, Calgary et dans la région de Winnipeg.
O’Toole, qui a flirté avec la droite radicale pendant sa campagne à la chefferie avant de tenter de pivoter au centre une fois élu, devra aussi surveiller la fragmentation du vote au profit du Parti populaire et du Parti maverick issu du mouvement « wexit ». Ces deux partis ne gagneront pas de sièges, mais ils pourraient gruger suffisamment de votes pour coûter une ou deux circonscriptions marginales aux conservateurs.
Pour espérer l’emporter, les conservateurs ont besoin de faire le plein de députés en Ontario. Or, si Doug Ford n’est plus le boulet qu’il a déjà été pour la marque de commerce conservatrice, la performance erratique de son gouvernement pendant la pandémie est loin de constituer un atout. Au Québec, c’est plutôt la bonne entente entre la CAQ et le Bloc québécois qui pose problème; privé des nationalistes mous de centre-droite, le Parti conservateur peine à atteindre 15% dans les sondages et risque de reculer plutôt que d’avancer.
Les perspectives des autres partis
Du côté du NPD, les perspectives de gains sont bien réelles. Les troupes de Jagmeet Singh sont mieux placées que les libéraux pour profiter des maux de tête d’Erin O’Toole dans les grandes villes de l’Ouest, où le nom Trudeau est toujours maudit. L’implosion du Parti vert et la popularité personnelle du chef, notamment auprès des jeunes, pourrait aussi leur permettre de se faufiler dans certaines courses à trois au sud de la Colombie-Britannique, dans le grand Toronto, à Ottawa et dans le corridor industriel de l’Ontario.
Mais on reste loin, très loin du compte. Même au plus fort de la vague orange de 2011, le NPD n’a obtenu que 44 sièges à l’extérieur du Québec — et il faudra un petit miracle pour qu’Alexandre Boulerice amène une poignée de collègues au Parlement avec lui. Quoi que les stratèges néo-démocrates disent en public, un caucus de 35 députés dans une Chambre des communes minoritaire constituerait déjà une belle victoire.
Le Bloc québécois, lui, semble être en bonne position pour conserver ses acquis. Quelques circonscriptions pourraient tomber aux mains des libéraux, mais les perspectives de gains aux dépens des conservateurs sont bien réelles. Quant au Parti vert, il aura fort à faire pour éviter le désastre.
La suite des choses
Bien sûr, tout peut arriver dans une campagne. Justin Trudeau, qui était parti bon troisième en 2015, est bien placé pour le savoir. Mais une campagne courte, à un moment de l’année où bien peu de Canadiens ont envie de se préoccuper de politique, laisse peu de place aux surprises. Et mauvaise nouvelle pour les chefs qui auraient envie d’utiliser un passage à Tout le monde en parle pour gagner le coeur des Québécois : la nouvelle saison de l’émission qui avait lancé la vague orange ne doit commencer que le 26 septembre, soit six jours après l’élection.
Il faudra donc se rabattre sur les débats des chefs. Ceux organisés par l’habituel consortium des diffuseurs auront lieu les 8 et 9 septembre, c’est-à-dire moins de deux semaines avant le vote… et deux jours après la fête du Travail. Ce seront sans doute les seuls moments déterminants de la campagne… s’il y en a.