Les Canadiens se réveilleront-ils, mardi le 21 septembre, avec un autre gouvernement minoritaire au pouvoir à Ottawa? Rien n’est encore joué, mais si les sondeurs donnent généralement la victoire aux libéraux de Justin Trudeau, rien ne garantit que le Parti libéral du Canada (PLC) aura « les deux mains sur le volant », comme le souhaitait récemment la ministre sortante Mélanie Joly. Et avec la possibilité d’un gouvernement minoritaire viennent certaines explications nécessaires sur le système parlementaire canadien.
« Nous avons un système qui, historiquement, favorisait le bipartisme, notamment parce que c’est un système électoral uninominal à un tour, qui favorise la concentration des sièges entre un plus petit nombre de partis », explique au bout du fil Hugo Cyr, professeur au département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et notamment spécialiste de la question des gouvernements minoritaires.
« On parle d’une élection générale, mais nous tenons en fait 338 élections, ce qui fait en sorte que nous pouvons avoir une majorité de sièges avec un faible pourcentage du vote total; historiquement, avec 38% des votes, à peu près, il était tout à fait pensable d’obtenir une majorité de sièges, de former un gouvernement majoritaire. »
Pour expliquer la multiplication des gouvernements minoritaires, ces dernières années, le Pr Cyr évoque la « régionalisation, dans certains cas, comme par exemple le Bloc québécois qui, en gagnant plusieurs sièges, crée un troisième parti, ce qui rend plus difficile le fait d’obtenir une majorité. Idem pour le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui est là et qui maintient sa force ».
Toujours au dire du Pr Cyr, le Canada comptait autrefois des « partis pouvant servir de grandes coalitions; il y avait deux ou trois partis… Aujourd’hui, il y a une pluralité de partis, même avec le Parti vert, qui a réussi à obtenir quelques sièges. Malgré notre système électoral uninominal à un tour, les divergences font en sorte que plusieurs partis peuvent tirer leur épingle du jeu, ce qui rend plus difficile la formation d’un gouvernement majoritaire ».
Le modèle de la coalition
Ailleurs dans le monde, les gouvernements de coalition sont parfois l’étape obligée avant d’accéder au pouvoir. C’est notamment le cas de l’Allemagne, par exemple, et dans plusieurs autres pays où le vote proportionnel a été instauré. En Israël, la multiplicité des partis impose aussi des tractations, avec parfois, à la clé, une instabilité qui mène les citoyens plusieurs fois aux urnes en peu de temps.
Dans le contexte canadien, si aucun parti ne remporte de majorité le 20 septembre au soir, Hugo Cyr entrevoit trois scénarios possibles: « Il y a l’entente à la pièce – en prévision d’un vote de confiance, le gouvernement va tenter d’aller chercher l’appui de suffisamment de députés pour s’assurer de survivre. C’est ce qu’a fait le gouvernement Trudeau. À l’autre extrême, il y a le gouvernement de coalition, où le parti de plus de sièges va tenter de convaincre un autre parti, et accepter que certains membres de ce deuxième parti occupent des postes au sein du gouvernement. C’était le projet d’entente mort-né à l’époque de Stephen Harper, quand il y a eu la crise de la prorogation. Stéphane Dion avait conclu une entente avec le NPD, où les deux formations auraient eu des membres du cabinet. »
« La troisième option, poursuit le Pr Cyr, et il y avait un peu de cela aussi dans le projet de coalition mort-né, c’est une entente qu’on appelle d’approvisionnement et de confiance. C’est un parti qui dit « je n’aurai peut-être pas de ministre au sein de votre cabinet, mais je m’engage à voter en faveur du gouvernement, lors des votes de confiance, en échange d’une promesse ferme que vous allez mettre en place telle ou telle réforme, ou tel et tel projet ». »
C’est ainsi que le Bloc québécois avait donné son feu vert au projet de Stéphane Dion, qui était alors chef du PLC.
Ce projet de coalition n’a ultimement jamais vu le jour, la gouverneure générale acceptant la demande de prorogation – une suspension des travaux parlementaires, l’abandon des projets de loi au feuilleton, et la relance de la session avec un nouveau discours du Trône – de M. Harper. Ce dernier remportera éventuellement, en 2011, une majorité, et les conservateurs ne perdront le pouvoir qu’en 2015, lors de la victoire de Justin Trudeau.
Aux yeux du Pr Cyr, si les libéraux ou les conservateurs remportent une minorité de sièges, lundi le 20 septembre, « il est beaucoup plus probable que ce soit le modèle de l’entente d’approvisionnement et de confiance qui soit choisie », plutôt qu’une coalition ferme entre deux partis ou plus aux Communes, du moins à court terme.
Des particularités moins bien comprises
Sans majorité claire pour aucun parti, il en revient au premier ministre sortant, qui est alors toujours en poste, de tenter de former un gouvernement. « Il a le droit d’aller tenter d’obtenir la confiance de la chance; et là, il va aller convaincre les verts ou le NPD d’appuyer son gouvernement. Mais pour le NPD, il n’est pas clair que ce serait dans son avantage de former une coalition et de participer au gouvernement. »
Car « dans notre système, souligne Hugo Cyr, c’est une arme à double tranchant, parce que le parti plus « junior », celui qui a le moins de sièges, est tenu par la responsabilité ministérielle, et est aussi responsable des « mauvais coups » du gouvernement, aux yeux du public ».
Ainsi, le partenaire principal profitera des retombées positives des « bons coups », tandis qu’en cas de faux pas ou d’erreur, c’est l’autre membre de la coalition qui pourrait devoir réparer les pots cassés.
Un bon exemple de cette situation, mentionne le Pr Cyr, se trouve du côté des libéraux-démocrates, le partenaire « junior » d’une coalition formée avec les conservateurs de David Cameron, au Royaume-Uni. Aux élections suivantes, les « LibDem » ont été pratiquement rayés de la carte, tandis que les conservateurs remportaient une majorité.
Mais tout cela, toutes ces tractations, toutes ces spécificités électorales sont souvent bien difficiles à comprendre pour l’électeur moyen… Et les médias ont leur part de responsabilité là-dedans, déplore-t-il.
Le taux de littératie politique, au Canada, est très faible: que ce soit au Québec ou au Canada, la majorité des gens croient que lors des élections, ils votent pour un premier ministre. Et c’est malgré le fait qu’ils sont déjà allés voter, et qu’ils ont vu qu’ils votaient pour un député!
-Professeur Hugo Cyr
« Cela a été notamment alimenté par le gouvernement Harper, qui disait que c’est le parti avec le plus de sièges qui l’emporte, puisque c’était à leur avantage. On l’entend moins, ces jours-ci… Mais celui qui a remporté les élections, ce n’est pas celui qui a le plus de votes à travers le Canada, mais celui qui obtient l’appui d’une majorité pour former le gouvernement. »
Et les médias, là-dedans? « Le soir des élections, les médias électroniques exacerbent cette idée de la « victoire »: cela fait des années, en français comme en anglais, qu’il y a une course pour déclarer un vainqueur, avec le fameux « si la tendance se maintient ». C’est même mentionné le lendemain, dans la couverture des soirées électorales, si une chaîne ou un média numérique est « arrivé en retard » pour annoncer un vainqueur », dénonce Hugo Cyr.
« Quand c’est majoritaire, c’est correct; mais quand c’est minoritaire, cela donne la fausse impression que le parti ayant récolté le plus de sièges est celui qui a la légitimité pour former le gouvernement. »