L’un des plus grands noms de la science-fiction, Dune, le chef-d’oeuvre de Frank Herbert, trône dans les palmarès des livres les plus lus depuis un demi-siècle. Mais l’oeuvre magistrale est-elle seulement adaptable au grand écran? La version de 1984 ne permet étrangement pas de répondre à cette question.
Le roman original de la saga d’Herbert fait « uniquement » 412 pages dans sa version anglaise, mais ces pages regorgent d’un nombre quasiment incalculable d’informations. Tout cela est nécessaire, après tout, car Herbert établit non seulement ici les fondations d’une rivalité mortelle, qui donnera lieu à l’affrontement entre les maisons Harkonnen et Atreides, mais construit aussi les bases d’un univers entier.
Impossible, heureusement ou malheureusement, de débarquer dans cet univers sans en connaître les fondements, les principes, les valeurs qui sous-tendent les faits et gestes de ses protagonistes. Impossible, 20 ans plus tard, de s’aventurer dans Dune sans se munir d’une quantité d’informations si importante que les trois longues heures du film (en version longue) donneront parfois l’impression de n’être qu’un très long interlude où les personnages et les nombreux narrateurs expliquent pourquoi ils agissent de la sorte.
L’univers de Dune était-il maudit dès le départ, d’ailleurs? Jodorowski s’y était déjà violemment cassé les dents, avec un projet tout à fait dantesque impliquant, dans un mélange qui aurait tout aussi bien pu étrangement réussir que provoquer une catastrophe, à la fois Dali et les Rolling Stones. Sans compter Pink Floyd, le réalisateur de Citizen Kane… bref, tous les ingrédients pour un triomphe déjanté, ou pour un flop incompréhensible. Ou pourquoi pas les deux?
La version de 1984, celle qui a fait école, en quelque sorte, n’est pas aussi insensée. Mais l’oeuvre de David Lynch a durablement marqué les esprits, et force est d’admettre que près de 40 ans plus tard, à quelques mois d’une autre tentative d’adaptation au grand écran, cette fois avec Denis Villeneuve derrière la caméra, le film est lui aussi, en quelque sorte, un ratage complet et une réussite inespérée.
Pour la petite histoire, donc, la famille Atreides se voit confier la gestion de la planète Arrakis, seul endroit dans l’univers où l’on trouve l’Épice, une substance permettant à la fois de décupler les capacités cérébrales de ceux qui en consomment, mais aussi de voyager entre les étoiles. C’est justement la Guilde des navigateurs qui a poussé l’empereur à retirer le contrôle d’Arrakis aux vils Harkonnen: l’objectif est de faire tuer les Atreides, parce que le fils et héritier, Paul, est perçu comme une menace par ladite Guilde.
Sur Arrakis, après l’assaut contre la forteresse devenu refuge familial, Paul et sa mère trouvent refuge chez les Fremen, peuple soi-disant nomade en communion avec les vers des sables, d’énormes créatures qui s’attaquent à ceux qui veulent exploiter l’Épice. Tout cela prendra de l’ampleur jusqu’à l’affrontement final et l’accomplissement de la prophétie, qui implique la libération d’Arrakis et le départ des envahisseurs coloniaux.
Dès les premières minutes du film, on comprend que le visionnement sera long et ardu: il ne faut pas moins de 10 minutes de narration, agrémentée d’images statiques, pour tenter d’expliquer le monde dans lequel vivent nos personnages. Et cela sera bien insuffisant, on s’en doute bien.
Rêver en couleurs
Dotée d’un budget oscillant entre 40 et 42 millions de dollars américains, à l’époque, Dune n’a pourtant aucunement les moyens de ses ambitions. Résultat: si les décors et les costumes des scènes « normales » sont potables, avec un minutie évidente pour le respect des descriptions présentes dans le livre de Herbert, il suffit que l’on ait recours à des effets spéciaux pour que le tout se mette à déraper.
Superpositions sur écran beaucoup trop apparentes, utilisation de maquettes mal exécutée, voire effets carrément absents, notamment dans les séquences de bataille… Dune donne dans le kitsch clinquant. Une situation que peuvent aujourd’hui apprécier les cinéphiles, du moins ceux qui s’intéressent à ce genre de choses, mais tout cela explique pourquoi le film s’est planté à sa sortie. Ajoutez à cela une performance d’acteurs qui part dans tous les sens, avec une distribution qui bat de l’aile (pas besoin de parler du jeu de Sting, ici, ou de celui de bien des personnages secondaires), et vous suscitez davantage l’ennui ou la gêne que l’enthousiasme.
Pourtant, tout n’est pas à jeter, dans ce Dune. Contrairement au Retour du Jedi, sorti l’année précédente, et qui venait clore la trilogie Star Wars, le film de Lynch vient bel et bien donner naissance à un monde, et non pas « simplement » faire vivre une histoire dans un monde déjà présent, en quelque sorte, sans l’expliquer.
Ces explications sur la nature de l’univers de Lucas viendront d’ailleurs largement dans la prélogie et les séries animées, notamment. Avec les résultats que l’on sait.
Autre point important – et malgré le budget d’effets spéciaux probablement utilisé au maximum de sa capacité –, Dune donne véritablement l’impression de se dérouler dans un monde où tout est gigantesque. Si, par exemple, un seul des vaisseaux utilisés par les Atreides pour se rendre sur Arrakis peut transporter des milliers de personnes, voire plusieurs dizaines, voire des centaines de ces cargos géants s’amarrer dans un titanesque vaisseau de transport interstellaire, propriété de la Guilde, force le cinéphile à reconnaître que Lynch et son équipe avaient une vision. Idem pour ces efforts quelques fois désespérés pour absolument synthétiser le livre en trois heures… même si l’on se demandera à plusieurs reprises ce qui est en train de se produire à l’écran, au juste.
Chef-d’oeuvre? Film culte? Pas tout à fait. Film important, sans doute. Film kitsch, certainement. Mais film à voir, probablement, avant de voir l’interprétation de Villeneuve, ne serait-ce que pour comparer les époques, les visions, les moyens. À voir, aussi, pour avoir une idée de la difficulté d’adaptation de ces livres si lourds, si complexes qu’il serait nécessaire de décliner le tout en deux ou trois volets. Au risque de perdre les spectateurs quelque part en route, entre deux explications sur des termes obscurs rattachés à ce mélange de société féodale, d’influences musulmano-orientales et de science-fiction des années 1960.