Abordant pour la toute première fois la présence des Noirs et le sort qui leur était réservé dans l’Amérique du 19e siècle, le scénariste Jul ne fait pas que corriger un étonnant oubli de la mythique série créée par Morris, il livre l’un des meilleurs Lucky Luke depuis longtemps avec l’album Un cowboy dans le coton, et Pieuvre.ca a eu la chance d’en discuter avec lui.
Est-ce que vous lisiez Lucky Luke dans votre jeunesse? Quel a été votre premier contact avec le « poor lonesome cowboy »?
Jul : Je ne suis pas très original parce que, oui, bien sûr, je lisais Lucky Luke. Avec Astérix, c’est là que j’ai appris à lire finalement. Avant même de savoir déchiffrer moi-même les textes, mon père me les lisait pour m’endormir, mais en fait, je me souviens que mon premier album de Lucky Luke est venu plutôt de mon oncle, qui était représentant. Il vendait des cartonnages à travers toute la France et du coup, il roulait beaucoup en voiture. C’était à une époque où, quand on faisait le plein de carburant, on vous offrait des cadeaux. Et donc, il récupérait des bandes dessinées Lucky Luke avec les marques de pétrole, et il me les ramenait. C’est comme ça que j’ai commencé à lire Lucky Luke.
Le personnage a été créé en 1946. Qu’est-ce qui, selon vous, explique l’attrait de Lucky Luke, et le fait qu’il ait traversé les âges jusqu’à aujourd’hui?
Jul : Ce n’est pas le cas pour toutes les séries patrimoniales. Il y en a qui durent longtemps, mais qui finissent par mourir de leur belle mort, parce que finalement, elles ne sont plus d’actualité, elles ne correspondent plus à des valeurs, à des idées d’aujourd’hui. Ben Lucky Luke, si. Ça continue, justement. Pourquoi est-ce que Lucky Luke est toujours contemporain? Parce que ça se passe dans une période du passé, la fin du dix-neuvième siècle aux États-Unis, où il y a beaucoup de choses de notre modernité qui sont nées. Aussi bien les technologies, ils découvrent les chemins de fer, le télégraphe, le pétrole, les machines à sous, mais aussi les grands enjeux… Toutes ces questions-là, elles sont passionnantes à ré-éclairer aujourd’hui.
En plus, pour moi Lucky Luke, il a une caractéristique un peu magique. C’est un peu Harry Potter avant la lettre, c’est comme un alchimiste. Il arrive à transformer la bêtise et la méchanceté en bonté et en humanité. Le principe de Lucky Luke, c’est que, sans arrêt, les gens avec qui il interagit, ils sont bêtes, ils sont veules, ils sont lâches, ils sont brutaux, ils sont cupides, et pas seulement les Dalton! En général, les gens quand il débarque dans une ville du Far Ouest, ils sont tous affreux, hein. Ils vont toujours du côté du plus fort, et à la fin de l’histoire, Lucky Luke a réussi à les convertir à une forme d’humanité. Et ça, c’est le coup de baguette magique.
On dirait que vous aimez dépayser Lucky Luke. Dans l’album précédent, vous l’avez envoyé à Paris. Cette fois-ci, c’est en Louisiane que l’action se passe. Est-ce que c’est la première aventure de Lucky Luke dans le Sud?
Jul : Il y a un album qui se passait dans le Sud, En remontant le Mississipi. Cet album, il passait par la Louisiane parce qu’il partait de la Nouvelle-Orléans, mais en fait, c’était vraiment axé sur le fleuve, donc, on ne voyait quasiment pas le reste de l’État. C’était une course de bateaux donc, on ne s’enfonçait pas réellement en Louisiane ou dans les autres États du Sud. Là, pour la première fois, il met le pied à terre, et pour la première fois, ben il y a les bayous, avec cette Amérique tropicale justement qui n’avait pas vraiment été décrite, et évidemment, le monde des grandes plantations de coton et des grands palais des planteurs à la Autant en emporte le vent.
J’ai l’impression que c’est la première fois qu’on voit Lucky Luke autant en colère dans certaines scènes de cet album. Est-ce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas changer chez le personnage sans risquer de le dénaturer?
Jul : Probablement. En fait, c’est un subtil équilibre, parce que, continuer à faire Lucky Luke aujourd’hui, ça veut dire respecter les fondamentaux du personnage. Donc, il y a toute une règle je dirais… On ne va pas, tout d’un coup, faire découvrir à Lucky Luke une forme de sexualité, qu’il n’a pas par définition. De la même façon, sur des choses un petit peu techniques, Lucky Luke, il ne va pas se remettre à fumer, hein? Depuis 1983, il a arrêté de fumer, et je pense que c’est un acquis, qu’il ne va pas revenir en arrière…
Oui, vous faites d’ailleurs une blague là-dessus dans l’album…
Jul : Moi, j’aime bien faire des mises en abîme pour les fans de Lucky Luke, avec des clins d’œil aux fondamentaux de la série. C’est un peu du méta-texte, hein (rires). Et puis autre chose. Par exemple, il n’y a jamais de morts dans Lucky Luke. On ne voit pas de sang versé, et pourtant, ça tire à tout va, donc, ça fait aussi partie des choses qu’on changerait difficilement. Mais en revanche, vous le notiez, là, il se met plus en colère. Il y a plus une subtilité du personnage, je dirais. Il est moins d’un seul tenant, ce n’est pas un personnage en plastique qui ne bougerait pas, comme ça, mais justement, il a des émotions… Y’a eu d’autres albums où il était ému, ou il se met en colère, ou il prend les gens par le col comme ça et qu’il les secoue, mais c’est vrai que, depuis trois albums, j’essaie d’approfondir un petit peu cette dimension, parce que c’est ça aussi une forme de modernité de la psychologie des personnages, on n’est plus juste dans le stéréotype, y compris pour Lucky Luke.
Et l’autre chose, c’est que, non seulement il a une âme, mais il a aussi un corps. Dans le premier album que j’avais fait, La Terre promise, Lucky Luke grossissait, il changeait d’une taille de ceinture à force d’être nourri par la mama tout au long de son trajet. Dans l’album précédent, il prenait le bateau un peu au long cours pour la première fois et il vomissait par-dessus bord parce qu’il avait vraiment le mal de mer. On n’aurait pas imaginé Lucky Luke en train de vomir comme ça. Et puis là, pour la première fois depuis 74 ans dans un album de Lucky Luke, il y a des gens qui vont aux toilettes (rires). Ils se retiennent depuis 74 ans d’aller faire pipi aux toilettes, et là, ça commence par les Dalton qui n’en peuvent plus, et qui font la queue aux toilettes du saloon. Donc, voilà. Cette dimension humaine, qu’on a eue dans l’évolution du western, d’abord avec le western-spaghetti à la Sergio Leone et puis ensuite avec les westerns plus modernes, on peut penser à des westerns des frères Coen ou de Tarantino, tout d’un coup, ben voilà, il y a des corps, il y a des gens qui transpirent, qui crachent, qu’on voit aux toilettes précisément. Et ce truc-là, cette modernité, il était temps aussi que Lucky Luke s’en empare.
C’est également un album qui est dans l’air du temps, avec ce qui se passe aux États-Unis. Comment vous est venue l’idée d’explorer la présence des Noirs dans Lucky Luke? Est-ce que c’est relié à la mort de George Floyd, au mouvement Black Lives Matter, ou vous avez eu l’idée avant ces événements?
Jul : Techniquement, évidemment, c’était avant. Parce que, un album de Lucky Luke, ça met plusieurs années à être fait, hein. Ça sort maintenant, mais ça fait quatre ans qu’on travaille très concrètement dessus, mais même dès le début, il y a six ans, quand on commençait à identifier les choses qui manquaient dans Lucky Luke, pour se renouveler, les thématiques, les lieux où il n’avait pas été et qui seraient intéressants, ça nous a frappé comme une évidence, cette énorme invisibilité, ce manque, alors que Lucky Luke, c’est vraiment une saga de l’Amérique dans toutes ses composantes, et ben les Noirs étaient incroyablement absents, et invisibles.
Oui, c’est étonnant comme oubli…
Jul : C’est surprenant. On peut hasarder plusieurs explications, mais là en tout cas, cette chose-là nous a tellement frappés qu’on s’est dit qu’il fallait le faire, et on a compris la difficulté, parce que, Lucky Luke, ce sont des albums d’humour, pour tous les publics, pour les enfants comme pour les adultes, avec une forme de gaieté, de rythme, et comment parler, en restant une comédie tout public, d’un crime contre l’humanité tel que l’esclavage en fait? Et cette question-là, du racisme, de la ségrégation, de l’injustice et de la violence, il fallait trouver le petit truc de scénario, le petit angle de vue pour pouvoir à la fois rendre justice à cette histoire, qui avait été injustement oubliée, et en même temps la traiter, sans que ça bouleverse trop ce que c’est qu’un Lucky Luke par définition.
Oui, c’est un équilibre qui n’est vraiment pas évident à atteindre, parce qu’il faut que ça reste humoristique et familial, mais en même temps, vous parlez d’esclavage, de racisme, il y a même la présence du KKK… Ce n’est pas facile de rester léger avec des sujets aussi lourds…
Jul : Et puis surtout, si on oublie des choses, si on repeint en rose un petit peu cette histoire, ce serait, je dirais, un petit peu coupable. Moi, je me sentirais mal de dire que Lucky Luke, à la fin de l’histoire, ben il a réglé le problème de l’esclavage ou du racisme. Je me sentirais mal de ne pas parler des lynchages, des pendaisons, de la torture en fait que subissaient les Noirs dans ce monde du Sud, même après l’abolition de l’esclavage et la fin de la Guerre de Sécession. Donc, il faut en parler. Il faut que ce soit là. Et en même temps, on ne peut pas le montrer frontalement. Donc, effectivement, cet équilibre et ce pari tournaient vraiment autour de ça. Et le fait que ce soit des personnages qui racontent tout ça plutôt qu’on ne le voie directement, de la manière un peu sadique que peut avoir Tarantino, mais aussi, le recours aux Dalton, parce que eux, c’est vraiment l’élément burlesque, l’élément comique, des types qui comprennent rien, et ça permet de redonner toute cette légèreté au Lucky Luke tel qu’on l’aime.
Vous incorporez également une figure véridique assez peu connue, celle de Bass Reeves, l’un des premiers marshals noirs. Est-ce que vous avez fait beaucoup de recherches historiques pour cet album?
Jul : On a fait énormément de recherches historiques, parce qu’on le fait en général, on essaie vraiment que ce soit très étayé historiquement quand on parle de sujets. On l’avait fait pour l’histoire de la statue de la Liberté, on l’avait fait pour les Juifs en Amérique dans le premier album, mais là, c’était très délicat de trouver la bonne justesse, la façon de représenter les personnages. On a poussé le scrupule jusqu’à vraiment regarder à quelle saison le coton était en fleur, est-ce que ça pouvait correspondre aussi à la saison des ouragans, des choses comme ça. C’était une recherche très très précise, à la fois sur ce qu’on mangeait, comment on s’habillait, quelle musique on écoutait, etc.
Il fallait que ce soit très juste évidemment, dans les chiffres, dans les dates, le nombre d’employés par plantation, tout ça, c’était très très important. Mais ce Bass Reeves, il est venu d’une trouvaille de Achdé, le dessinateur. Parce que moi, dans le scénario, je me disait Lucky Luke, il peut pas être tout seul, c’est pas lui qui va être le sauveur blanc qui va régler le problème. Il faut au contraire que quelqu’un vienne l’aider, et vienne lui expliquer. De même que nous, on a lu plein plein de textes, on a découvert plein de choses, et bien, on voulait mettre en scène ça, c’est-à-dire un personnage qui connaissait mieux le Sud, et ce personnage dingue de Bass Reeves, qui est né esclave, qui s’est enfui, qui a gagné sa liberté, qui a fait toute une carrière de justicier mythique du Far Ouest, il était parfait.
Oui, et c’est aussi une autre des nouveautés dans cet album, ce n’est pas Lucky Luke qui est le sauveur, il a du renfort, et il est accompagné d’autres personnes qui viennent l’aider à dénouer la situation.
Jul : Voilà. En fait, pour une fois, on a inversé la situation, c’est-à-dire que c’est Lucky Luke qui a un problème au départ, avec cet héritage. Il veut le redonner à ses employés qui n’en veulent pas. Le Ku Klux Klan et les autres planteurs veulent l’en empêcher, et donc, il va être aidé là-dedans. Et puis, effectivement, de dire que ce n’est pas un superhéros qui a tous les pouvoirs, mais il a besoin d’autrui, il est lonesome cow-boy peut-être, mais pas si lonesome que ça… D’habitude, il se fait aider plutôt par son cheval. Déjà, c’est un duo en fait Lucky Luke hein, ce n’est pas vraiment un solitaire, mais là, il a ce personnage incroyable et pas seulement puisque, contre leur gré, les Dalton vont se retrouver aussi à l’aider, ça va être le Far Ouest versus le Sud! Et puis évidemment, tous les autres employés de la plantation qui, plutôt que d’être des figurants passifs, ben ils vont se transformer en véritables héros et personnages, et ça aussi, c’est quelque chose qui était important pour nous, de ne pas traiter la question noire avec des victimes d’un côté et des sauveurs de l’autre, mais de rendre compte d’une réalité qui était autrement plus complexe.
Est-ce que c’est le premier Lucky Luke qu’on pourrait qualifier d’engagé?
Jul : Il y a plein de Lucky Luke qui ont un sous-texte politique. Même des Lucky Luke d’il y a très longtemps. Je pense à ce Lucky Luke très historique, très intéressant, qui s’appelle Des barbelés sur la prairie, où les éleveurs se heurtent aux cultivateurs, et c’est une espèce de choc anthropologique et politique qui existe depuis toujours et qui était très très bien raconté. Il y a aussi des éléments où le Président américain emploie Lucky Luke pour telle ou telle cause. Pourquoi est-ce que cet album est reçu incroyablement, pourquoi est-ce qu’il marche aussi bien? Je ne sais pas ce que ça donne au Canada, mais en France, c’est le meilleur accueil qu’il ait été fait depuis vingt ans à Lucky Luke. En Allemagne aussi, c’est un succès extraordinaire. Pourquoi ça? C’est parce que ça résonne avec aujourd’hui. Vous parliez du mouvement Black Lives Matter. On ne l’a pas décrit, mais on l’a, je dirais, presque anticipé. C’était dans l’air du temps. Il y avait besoin qu’un Lucky Luke s’empare de cette question. Et non seulement un Lucky Luke, mais aussi une bande dessinée dans la tradition franco-belge qui avait, dans son ensemble, jamais vraiment mis en scène de vrais grands héros noirs depuis Tintin au Congo, qui était vraiment une bande dessinée notoirement raciste, malgré toutes les qualités patrimoniales de cette œuvre.
Est-ce que vous avez déjà des idées pour un prochain Lucky Luke?
Jul : Alors, bien sûr, parce que ça met du temps à faire, donc, je suis déjà en train de travailler sur le prochain, sur les grandes lignes. Et en tout cas, on va pas cette fois, vous parliez de dépaysement, le faire voyager très loin. Il reste sur ses terres du Far Ouest qu’on connaît bien, les canyons, les déserts, les cactus. Donc, le décor va redevenir très traditionnel, mais ce sera encore quelque chose qui veut dire quelque chose aujourd’hui, qui résonne avec des questions qu’on se pose, mais toujours ancré, sans anachronismes, dans l’histoire de l’époque.
Les aventures de Lucky Luke 09: Un cow-boy dans le coton, de Jul et Achdé. Publié aux éditions Lucky Comics, 48 pages.