Les images ont fait le tour du monde, mais leur contexte s’est quelque peu effacé, avec le temps: en 1970, des manifestations étudiantes sur le campus de l’Université Kent State, en Ohio, tournent à l’émeute, et même au meurtre, quand la garde nationale de l’État tire dans la foule. Bilan: 4 morts, et une Amérique marquée au fer rouge. Le tout est raconté de fort belle manière dans le roman graphique de Derf Backderf, paru aux éditions Ça et Là.
Ce qu’il faut savoir, en fait, c’est que Backderf s’est largement documenté. Que ce soit en relisant des documents d’archives ou en écoutant les témoignages de gens qui étaient là, sur place, le travail historique est ici saisissant. Le tout est présenté sous forme de bande dessinée, certes, ou de roman graphique, selon l’appellation, mais si certains dialogues ou gestes ont pu être inventés ou transformés pour mieux s’insérer dans la trame narrative, dans l’ensemble, les faits et déclarations rapportés sont véridiques.
Mieux encore, l’auteur nous propose une remise en contexte fort utile. Il ne suffit pas d’expliquer que les étudiants étaient largement opposés à la guerre du Vietnam, notamment avec la conscription décrétée par Nixon et avec toute la toile sociopolitique entourant les grands mouvements de contestation aux États-Unis, à cette époque. Non, il faut aussi comprendre que plusieurs agences de renseignement – ainsi que le FBI – menaient une guerre impitoyable contre des groupes plus ou moins puissants, qu’ils estimaient être contrôlés, de près ou de loin, par divers régimes communistes.
Tout cela donne un cocktail particulièrement explosif qu’il serait franchement difficile d’imagine aujourd’hui. Oh, il y a bien des mouvements sociaux aux États-Unis, notamment ceux qui réclament l’égalité devant la justice pour les Noirs et autres communautés racisées, mais qui irait inventer que les communistes vont fournir des armes de précision pour abattre les forces de l’ordre? Bon, il y a toujours des fêlés pour inventer toutes sortes de choses, notamment que Hugo Chavez, mort depuis 2013, conspire avec Joe Biden pour livrer l’Amérique à la Chine, mais autrement, ces théories n’engagent plus, comme à l’époque, des agences fédérales entières.
Avec des dessins précis exécutés de main de maître, et en offrant par ailleurs un compte rendu plus que complet des événements dans une annexe en fin de volume, Backderf propose ici non pas une simple bande dessinée, ou encore un simple roman graphique, mais un véritable document historique qui vaut son pesant d’or. La traduction, elle aussi tout à fait au point, permet d’apprécier le travail du créateur dans la langue de Molière.
Ouvrage nécessaire dont la lecture est bien souvent saisissante, notamment en raison des enjeux et des intérêts entrecroisés de l’époque, Kent State – Quatre morts dans l’Ohio est un excellent roman graphique qui trouvera sa place dans n’importe quelle bibliothèque digne de ce nom.