Au XVe siècle, avant la réforme du calendrier grégorien, le solstice d’hiver survenait pour la Sainte-Lucie, soit le 13 décembre et non le 21. La Suède en a conservé la tradition dans une fête des lumières où les jeunes filles sont coiffées de couronnes de bougies. À six mois de là, le solstice d’été donne lieu également à de grandes réjouissances populaires. Une sorte de carnaval autorise la société, le temps de la nuit la plus courte de l’année seulement, à abolir les conventions qui la régissent.
Dans la pièce la plus célèbre du Suédois Anton Strindberg, Mademoiselle Julie, qui est joué au Rideau vert, l’action se déroule durant les festivités de la nuit de la Saint-Jean d’été, et juste après la fête. Cela est exprimé de manière insistante dans les dialogues des trois protagonistes, et cela n’est pas le fruit du hasard.
Dans la cuisine d’une demeure aristocratique du XIXe siècle, se rencontrent deux des domestiques, Jean et Kristin – un couple dans la vie – et la fille du maître des lieux, Mademoiselle Julie. Personne d’autre n’est présent. Julie n’a pas suivi ses parents qui se sont absentés, et le reste du personnel est sans doute en congé pour la fête.
Dans ce huis clos aux dialogues aiguisés, les deux protagonistes principaux, Julie, la fille du comte, et son valet oublient que les festivités du moment ne devraient donner lieu qu’à des jeux symboliques sans surtout se vivre dans le réel. Car après avoir bien profité du caractère ludique de ces jeux d’inversion où les maîtres se comportent comme des valets et les valets comme des maîtres, la société retourne à ses règles, et les transgressions de la fête doivent pouvoir s’effacer… Or, cela est impossible et pas seulement pour Mademoiselle Julie.
La belle mise en scène de Serge Denoncourt et le jeu brillant des trois acteurs, Magalie Lépine-Blondeau dans le rôle-titre, David Boutin et Kim Despatis dans ceux des domestiques, offre une version très classique de la pièce qui permet d’en apprécier toute la finesse de l’intrigue et des dialogues. Le décor est très soigné et la lumière que l’on aperçoit à travers les grandes fenêtres montre bien l’importance de la durée du jour et de la nuit en ce temps de solstice d’été.
Anton Strindberg n’a pas écrit une pièce subversive, qui sortirait des conventions de la société de son temps, bien au contraire. Il a poussé l’hypothèse du jeu symbolique d’inversion qui se serait réalisé, et il a laissé aller ses trois personnages au plus loin de ce qui leur était humainement possible. Il en ressort un chaos terrifiant. Même le valet qui semblait si bien maîtriser la situation et détester sa situation inférieure et injuste dans la société perd tous ses moyens quand il s’agit de se remettre à servir le comte qui l’emploie.
La pièce et ses dialogues sont exemplaires, en ce que l’oeuvre met en lumière toutes les contradictions des personnages, les différences entre ce dont ils souffrent et dont ils sont conscients en étant même capables de l’exprimer, et ce que la société, silencieusement, leur impose pourtant de vivre.
Mademoiselle Julie, d’Anton Strindberg
Mise en scène Serge Denoncourt
Avec Magalie Lépine-Blondeau, David Boutin, Kim Despatis
Mademoiselle Julie, du 15 mars au 16 avril 2022 au théâtre du Rideau vert
Abonnez-vous à notre infolettre tentaculaire
Encouragez-nous pour le prix d’un café
À l’occasion du mois de la francophonie, l’équipe de Pieuvre.ca tient à souligner son attachement à la qualité de la langue française. Voilà pourquoi nous utilisons quotidiennement Antidote pour réviser nos textes.