À mi-chemin entre le récit d’aventure et la chronique d’époque, la bande dessinée Ann Bonny, la Louve des Caraïbes, scénarisée et illustrée par Franck Bonnet, brosse le portrait d’une femme insoumise qui, en dépit des codes de l’époque, deviendra l’une des pirates les plus redoutées du 18e siècle.
En janvier 1718, Ann Cormack, une Irlandaise de 21 ans aussi belle que farouche, débarque à Nassau sur l’île de New Providence. Si la ville peuplée de bandits, de vauriens et de corsaires, est un endroit dangereux, la jeune femme n’est pas sans défense, loin de là, puisqu’elle pratique l’escrime depuis sa tendre enfance et qu’elle sait manier l’épée et le sabre aussi bien, sinon mieux, que n’importe quel homme. Ayant fui l’autorité de son père, Ann caresse le rêve de devenir pirate, mais selon les règlements en vigueur chez ces bandits supposément sans foi ni loi, les femmes, réputées pour porter malheur, sont interdites à bord.
Elle accepte d’épouser le pirate James Bonny, à la condition qu’il la nomme quartier-maître sur son bateau. Déguisée en homme, elle se révèle l’égale de ses comparses masculins dès sa première excursion en mer, mais découvre que son mari est un traître à la solde de Woodes Rogers, le nouveau gouverneur des colonies britanniques des Bahamas qui tente de mettre fin à la République des corsaires. Comme elle menace de le dénoncer, ce dernier la jette en pâture aux membres de son équipage, qui la violent à répétition. Ann jure de se venger, ce qu’elle fera en commettant ses propres actes de pirateries tout en battant le pavillon de son ex-mari.
Ann Bonny a-t-elle véritablement existé ou ne s’agit-il que d’une légende? L’essentiel de ce que nous savons d’elle provient de A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pyrates, un ouvrage de 1724 signé par un certain Capitaine Charles Johnson, que plusieurs soupçonnent n’être qu’un nom de plume derrière lequel se cache le célèbre romancier Daniel Defoe. Quoi qu’il en soit, ce personnage hors norme s’est taillé une place dans la culture populaire, et en s’inspirant de sources historiques crédibles, l’auteur et illustrateur Franck Bonnet livre un passionnant récit de piraterie au féminin avec Ann Bonny, la Louve des Caraïbes.
L’égalité des sexes n’était qu’une lointaine utopie au début du 18ème siècle. Voilà pourquoi le portrait de cette femme insoumise, féministe avant la lettre, férocement anticléricale et récalcitrante au patriarcat, résonne autant de nos jours. Ancrant son récit dans la réalité de l’époque, l’auteur évite soigneusement les clichés associés au genre. Aucun corsaire n’a de jambe de bois, et on ne voit pas de perroquet sur l’épaule de quiconque. Alors que les histoires de pirates s’adressent souvent à un public jeunesse, Ann Bonny est agréablement adulte, avec sa nudité, sa sexualité débridée, sa traite de personnes et sa violence.
Franck Bonnet signe des bandes dessinées maritimes depuis belle lurette. Il était donc la personne toute désignée pour raconter l’histoire de cette femme pirate. Son trait de crayon est fin et réaliste, et il opte pour une coloration délavée qui vient accentuer l’aspect historique de son récit. On constate l’influence de son passé de dessinateur en génie civil et en architecture en regardant les bâtiments de ses villes côtières, ou ses reproductions incroyablement détaillées de navires avec leurs voiles tendues par le vent. Ses personnages aussi sont bien exécutés, à commencer par sa flamboyante héroïne au visage rempli de taches de rousseur, et il sait manier les éclairages avec brio afin d’augmenter l’intensité dramatique d’une scène.
Avec ce premier tome, Franck Bonnet met la table pour une histoire de pirate sortant des sentiers battus, autant par son héroïne atypique que par son réalisme historique, et on a déjà hâte de reprendre la mer en compagnie d’Ann Bonny pour connaître la suite de ses aventures.
Ann Bonny, la Louve des Caraïbes – Tome 1, de Franck Bonnet. Publié aux éditions Glénat, 72 pages.