À l’instar du polémiste Andrew Tate, plusieurs influenceurs encouragent les hommes à réclamer leur place au « sommet » et à « redevenir des mâles alpha ». Le Détecteur de rumeurs a toutefois constaté que ce concept qui nous vient des animaux n’est pas toujours bien compris.
Les origines
En zoologie, l’idée qu’un individu puisse dominer complètement son groupe n’est pas nouvelle. Par exemple, en 1802, l’entomologiste suisse Pierre Huber avait développé le concept de relations dominantes en observant… les bourdons. En 1921, le zoologiste norvégien Thorleif Schjelderup-Ebbe avait décrit comment certains poulets avaient un accès privilégié à la nourriture par rapport aux autres individus de leur groupe. C’est ce que rappelaient en 2022 des chercheurs qui soulignaient le centenaire de la théorie dite de la hiérarchie de dominance.
C’est en 1947 que le spécialiste du comportement animal Rudolph Schenkel introduit le concept du mâle dominant ou de « l’animal alpha » dans sa description des relations d’une meute de loups en captivité. Le concept a été par la suite transposé chez les primates. C’est ainsi qu’en 1982, le primatologue Franz de Waal popularisait le terme dans son livre Chimpanzee Politics : Power and Sex Among Apes.
Au point où, en 1995, le président de la Chambre des représentants des États-Unis, le républicain Newt Gingrich, encourageait les jeunes républicains à lire ce livre. La consultante Naomi Wolf avait aussi évoqué le concept en 2000 dans le cadre de l’élection présidentielle américaine, selon le New York Times.
Enfin, plus tôt cette année, un reportage de La Presse nous apprenait que de nombreux influenceurs sur les réseaux sociaux incitaient maintenant les jeunes hommes à devenir des « mâles alpha » c’est-à-dire à affirmer leur autorité physique, matérielle et sexuelle.
Pas de vrai mâle alpha chez les loups
Or, l’étude de départ sur les loups portait sur des animaux en captivité, soulignait en 1999 le zoologiste David Mech. Les meutes étaient alors composées de loups adultes qui vivaient ensemble depuis plusieurs années.
Ce qui n’est pas du tout le cas des meutes qu’on retrouve dans la nature, a conclu David Mech en étudiant les loups de l’ile d’Ellesmere, dans les Territoires du Nord-Ouest. Les meutes sont plutôt composées d’un père, d’une mère et de leurs petits nés dans les deux à trois dernières années. Une fois devenus adultes, les enfants du couple quittent la meute pour s’accoupler et former leur propre meute.
Selon David Mech, l’idée qu’un mâle alpha soit le chef d’une meute de loups du même âge est donc fausse. Le terme implique une dominance rigide basée sur la force, alors que le mâle et la femelle « dominants » dans ces cas sont en fait des parents.
Dans une autre étude publiée en 2002, David Mech a observé que le pouvoir était divisé également entre le père et la mère pendant l’hiver.
Des mâles alpha empathiques chez les primates
Qu’en est-il des primates? Dans une conférence TEDMED en 2017, le célèbre primatologue Franz de Waal déplorait que la vision populaire du « mâle alpha » soit devenue celle d’un intimidateur. Les livres populaires qui font la promotion du mâle alpha le présentent en effet comme un individu qui se bat contre ses opposants pour leur montrer qu’il est le chef. Cependant, cette description ne correspond pas du tout à ce qu’il avait lui-même observé dans ses études des chimpanzés.
Chez eux, explique-t-il, le mâle alpha n’est pas nécessairement le plus fort, mais plutôt celui qui parvient à former des alliances avec les autres mâles et à gagner le soutien des femelles. Pour devenir mâle alpha, un chimpanzé doit se montrer très généreux en partageant sa nourriture et s’intéresser aux petits des femelles.
Une fois en place, le mâle alpha doit ensuite garder ses alliés heureux et s’assurer que de nouvelles coalitions menaçantes pour sa position ne se mettent pas en place. Une étude réalisée chez les singes bonobos en 2011 —qui sont d’aussi proches cousins de nous que le sont les chimpanzés— concluait même que les mâles alpha vivent autant de stress que les singes qui sont au bas de l’échelle sociale.
Le concept semble s’appliquer davantage aux singes capucins et aux gorilles: mais même dans ces cas particuliers, le portrait est rarement aussi simple. Le mâle dominant d’un groupe de gorilles, par exemple, fait également face à une « hiérarchie sociale » chez les femelles.
Autre nuance: chez les chimpanzés, ajoute Franz de Waal, pour maintenir l’harmonie au sein du groupe, les mâles alpha prennent souvent la défense des singes qui sont en marge du groupe. Une étude sur les chimpanzés publiée en 2010 a observé que les mâles alpha sont ceux qui vont « consoler » les membres en détresse.
Enfin, comme les observations chez les bonobos l’ont démontré ces dernières décennies, l’individu alpha n’est pas nécessairement un mâle (bien que ce soit le cas chez les chimpanzés). Une femelle est souvent à la tête de la communauté.
Verdict
Contrairement à la croyance populaire, il n’y a pas vraiment de mâle alpha dans les meutes de loups. Il y en a bel et bien chez les primates, mais son rôle, du moins chez les chimpanzés, est complètement différent de celui auquel aiment bien s’identifier les influenceurs masculinistes.