Longtemps avant que les termes « désinformation » et « fake news » ne soient à la mode, l’Agence Science-Presse s’était étonnée des stratégies de ceux qu’on n’appelait pas encore les désinformateurs. Dans ce premier de deux textes, paru en 1998, il y a donc 25 ans, on résumait que la stratégie des créationnistes pour se prétendre « scientifiques » obligeait des professeurs de science à expliquer pourquoi ce n’était pas de la science. Et dans le second texte, en 2013, les créationnistes s’étaient infiltrés dans les conseils scolaires du Texas.
Et Dieu créa Darwin (1998)
La bataille entre scientifiques et créationnistes a pris un nouveau tournant: l’Académie américaine des sciences a publié un rapport intitulé Enseigner l’évolution, qui enjoint les écoles à inscrire l’évolution des espèces dans leurs cours, et à laisser le débat sur la Création aux cours de religion.
Qu’il faille en aller là rappelle à quel point le débat a pris de l’ampleur aux États-Unis. En dépit de décisions judiciaires qui avaient décrété que le «créationnisme scientifique», comme ses partisans l’appellent, n’est pas une science, et qu’il est donc illégal d’imposer son enseignement en lieu et place de l’évolution, en dépit de cela, le très intense lobby se poursuivait, et avait atteint ces dernières années des proportions qu’on n’aurait jamais cru possibles il y a 10 ans.
Dans plusieurs États américains du Sud, des conseils scolaires imposent que soient enseignés, sur un pied d’égalité, le «Créationnisme» et «l’Evolutionnisme». Quelques États songent sérieusement à retirer le terme «évolution» des programmes. En Alabama, les livres utilisés dans les cours de biologie contiennent désormais un avertissement, selon lequel l’évolution est seulement une «théorie controversée».
Conséquence, écrit le magazine britannique The New Scientist, apparemment pantois devant ces étranges Américains: «trop souvent, les enseignants trouvent une façon de s’en sortir en omettant tout simplement la question « controversée » de l’évolution. »
Des félicitations sont donc de rigueur à l’endroit de la National Academy of Sciences, pour son rapport intitulé Teaching about Evolution and the Nature of Science, qui s’est mérité jusqu’à la Une du Washington Post (10 avril):
Dans ce qui constitue un geste inhabituel, l’Académie a publié un manuel de l’enseignant élaboré, qui décrit comment l’évolution devrait être discutée avec les élèves, et comment répondre à des questions délicates, incluant celles des parents. Le livre définit l’évolution comme le concept le plus important de la biologie moderne, et s’insurge contre le fait que des étudiants en entendent peu parler, parce que leurs professeurs sont réduits au silence par des groupes religieux.
Les groupes religieux conservateurs ne sont évidemment pas contents: « nous croyons, déclare au Washington Post Arne W. Owens, porte-parole de la Coalition chrétienne, que les communautés ont le droit de voir leurs valeurs reflétées dans le programme scolaire. On nuit aux écoles publiques lorsqu’on y empêche l’expression de points de vue importants et légitimes. »
Le rapport, qui tente d’expliquer ce qu’est la méthode scientifique (notamment en définissant clairement pourquoi on parle de « théorie ») et ce qui distingue la science de la religion, insiste sur le fait —apparemment pas évident pour plusieurs— qu’on peut très bien croire en Dieu ET accepter l’évolution. Son argument final tombe en plein dans le politiquement correct: chaque religion a sa propre idée de la création, et parce que les écoles sont « religieusement neutres », aucune croyance ne devrait être présentée de préférence aux autres…
« C’est, conclut le New Scientist, la nature de la science que de poser sans fin des questions, et c’est la nature de la religion que d’avoir des doctrines bien établies. Leur coexistence ne sera jamais facile, mais les efforts de l’Académie devraient au moins rendre désormais plus facile l’enseignement de l’évolution. » C’est la grâce qu’on leur souhaite…
Quinze ans plus tard, en 2013, la stratégie créationniste avait si bien fonctionné que dans un État comme le Texas —rien de moins qu’un des plus riches des États-Unis— les conseils scolaires peuplés de créationnistes étaient prêts à bannir les livres qui leur déplaisaient.
Créationnisme: la bataille du Texas
Pour la première fois de leur histoire, les créationnistes du Texas semblent avoir la capacité de remporter la bataille des manuels scolaires: si la tendance se maintient, leur idéologie pourrait y faire son entrée… Et lorsqu’un manuel scolaire est approuvé dans cet État, il trouve plus facilement son chemin dans le reste de l’Amérique du Nord.
C’est entre les 19 et 22 novembre que les 15 membres du conseil scolaire du Texas rendront leur décision, mais déjà, beaucoup de questions et de commentaires entendus lors de la première séance publique du conseil, le 17 septembre, font craindre le pire là-bas. Questions et commentaires émanant de six conseillers qui s’affichent clairement comme créationnistes et dont les exigences tendent à révéler une volonté d’écarter les éditeurs dont les manuels scolaires ne présenteront pas les «alternatives» à la théorie de l’évolution.
Quatorze manuscrits ont été soumis au conseil scolaire cette année, lequel a renvoyé ces questions et commentaires aux éditeurs. Ceux-ci ont jusqu’à la mi-octobre pour soumettre une version corrigée (ou non) de leurs futurs manuels, en vue du vote final en novembre.
Parmi les commentaires dont les médias locaux et nationaux ont fait leurs gorges chaudes, celui-ci: «les étudiants devraient avoir l’opportunité d’utiliser leur pensée critique pour évaluer par eux-mêmes les preuves de l’évolution et de la science de la création». L’auteure de ce commentaire, Karen Beathard, enseigne au département des sciences de la nutrition de l’Université Texas A&M.
Le Texas est le deuxième plus gros État des États-Unis, après la Californie, d’où l’intérêt pour les éditeurs de manuels scolaires de produire des éditions qui auront l’approbation de ce conseil scolaire: si ça passe là, évaluent ces éditeurs, ça passera ailleurs, dans des États qui n’ont pas les moyens financiers pour exiger des manuels différents. Une bataille similaire avait eu lieu lors de la dernière révision du programme, en 2009, que les créationnistes avaient perdue, mais en parvenant à introduire des amendements dans le nouveau cahier des normes. Amendements qui disent, par exemple, que les étudiants devraient «analyser, évaluer et critiquer» les théories scientifiques et qu’ils devraient être exposés à «tous les aspects d’une preuve scientifique».
Personne ne peut être contre cette affirmation, mais elle constitue justement le coeur de la stratégie créationniste, rappelle le militant anti-créationniste Zack Kopplin dans Slate : la Louisiane a désormais sa propre «loi créationniste» qui se justifie elle aussi par une volonté de promouvoir «la pensée critique».
La question n’est pas aussi absente qu’on peut l’imaginer au Canada. Bien que l’éducation y soit plus centralisée (l’éducation est la prérogative des provinces, et un «conseil scolaire» aussi facile à infiltrer que celui du Texas n’a pas son équivalent), les organismes américains les plus militants ont souvent des branches canadiennes, et leurs vedettes viennent donner des conférences de l’autre côté de la frontière. C’est ainsi qu’on apprenait, dès 2006, qu’un organisme évangélique américain, Focus on the Family —qui, entre autres choses, se montrait sympathique au créationnisme— avait une branche canadienne dont l’ancien président (1998-2004), Darrel Reid, allait occuper d’importants postes au sein du cabinet du premier ministre Stephen Harper, de 2007 à 2010.