On pourrait se demander ce qui a bien pu piquer les membres de King Gizzard and the Lizard Wizard, ce groupe australien aussi prolifique que polyvalent; voilà à peine nos oreilles remises de l’aventure épique et terrifiante de Petrodragonic Apocalypse que débarque The Silver Cord, sorte de complément techno-électro-disco qui pourrait bien être l’album le plus tripatif produit jusqu’à maintenant.
Il faut corriger ici une erreur de bonne foi, mais une erreur malgré tout: The Silver Cord n’est pas un complément au disque précédent. En fait, s’il doit en être un, alors Petrodragonic Apocalypse est un complément à cet album qui le suivra. En utilisant une métaphore éculée, les deux albums sont le yin et le yang de l’autre… et s’ils peuvent très bien s’écouter chacun de son côté – au contraire, peut-être, de K.G. et L.W., respectivement le deuxième et le troisième volet de l’aventure microtonale de nos artistes d’Océanie – ils explorent résolument le même univers scénaristique.
Mais pour comprendre celui-ci, il faut sauter à pieds joints dans une partie de la « sphère » de King Gizzard où l’on se risque généralement peu ou pas, préférant laisser cela aux visiteurs de la section du site Reddit consacrée au groupe, par exemple, ou aux passionnés commentant allègrement les publications du groupe sur Twitter Instagram.
Non pas que cet aspect de la vie publique du groupe et de sa musique soit toxique, loin de là, mais avec 25 albums à leur nom, ce fameux « gizzverse », avec ses références innombrables et ses clins d’oeil, ses paroles de chansons qui se répondent à plusieurs disques de distance, et ses personnages récurrents, on finit par s’y perdre. Surtout si l’on est persuadé que les chansons ont bien souvent un deuxième sens cryptique qu’il est nécessaire de saisir pour mieux « comprendre » la musique.
Quoi qu’il en soit, ici, ce gizzverse est largement essentiel, ici, pour comprendre ce qui se déroule sur au moins les deux derniers albums; cela ne date pas d’hier que les membres du groupe font référence à la fin du monde et à l’apocalypse, notamment avec Infest the Rat’s Nest, un album entier à parler de catastrophes planétaires alternant entre les super virus et la crise climatique, en passant par l’abnégation d’une population réduite à l’état d’esclave servile des corporations.
Et bien entendu, il y avait cette épopée fantastique de Murder of the Universe, album complexe s’il en est un, dont le nom même évoquait cette fin de tout, cette disparition de la matière, de l’énergie, du temps.
Sur le précédent album, le titre annonçait là aussi les couleurs: après avoir appelé à l’apparition d’un monstre censé délivrer l’humanité dans un contexte de crise climatique extrême alimentée par notre consommation d’un pétrole qui n’en finit plus de brûler, voilà que nos incantations ont fonctionné, mais le remède est pire que le problème. Face à ce gila monster, l’humanité a fait apparaître un dragon, mais cela ne fait qu’empirer les choses.
La dernière pièce de l’album donnait le ton: sur Flamethrower, on peut deviner que le reste de la civilisation humaine disparaît dans un torrent de flammes. Ne reste-t-il vraiment rien de notre espèce?
Rien n’est moins sûr, puisque cette même piste se terminait sur des rythmes plus électroniques… rythmes qui nous mènent directement à Theia, premier morceau de ce nouvel album. Album dont le titre, d’ailleurs, évoque peut-être bien ce lien qui relierait notre corps à notre âme, si tant elle que celle-ci quitte temporairement notre corps.
Quoi qu’il en soit, la thématique religieuse et spirituelle est partout présente, sur ce nouvel album: on pige ainsi dans diverses mythologies, y compris celle de l’Égypte (sur l’excellente Set), ou encore celle de l’Inde, avec la pièce Gilgamesh.
L’humanité, une fois délivrée de son enveloppe terrestre suite à l’apocalypse du précédent album, cherche-t-elle à engager le dialogue avec les divinités qui peupleraient les cieux? On pourrait le croire, mais à écouter les paroles, on a plutôt l’impression que l’on cherche plutôt à se venger, à entraîner une hécatombe chez les êtres spirituels.
Cela nous servira-t-il? Puisque les deux chansons clôturant l’album s’intitulent Swan Song et Extinction, il y a fort à parier que notre destin était déjà scellé, et que l’espèce humaine va bel et bien disparaître…
De multiples albums en un seul
S’il ne fallait se fier qu’aux sept premières chansons de ce nouvel album, voilà où nous en serions: The Silver Cord serait à classer dans la catégorie des exercices de style pas inintéressants, mais qui manque un peu de vigueur. On nous promettait de l’électronique, avec moult photos de vieux synthétiseurs et autres modulateurs Moog. Même la pochette, dans un hommage marqué à Kraftwerk, nous montre nos joyeux lurons dans un studio, chacun devant un clavier, portant un col roulé et des lunettes teintées.
Et si le premier extrait, qui est en fait un amalgame des trois premières chansons du disque, donnait un vidéoclip quasiment psychotronique, le reste de cet album est correct, mais sans plus, les pièces courtes ne donnant pas vraiment l’occasion d’explorer les thématiques, ni la musicalité mise de l’avant par le groupe.
Mais comme les gars de KGTLW ont toujours un tour dans leur sac, The Silver Cord est en fait deux albums: une première version, des pièces ne dépassant jamais les cinq minutes… Et la deuxième version, avec des déclinaisons « étendues » des sept mêmes pièces, où l’on s’en donne à coeur joie. Comme avec ces 20 minutes et 41 secondes de Theia revisitée.
Est-ce uniquement une façon de combler de l’espace sur un vinyle, ou de vendre un disque numérique plus cher? Pas du tout: cet espace créatif, beaucoup plus vaste, est autant de petits univers à peupler de personnages qui cohabiteront avec les sonorités créées par les artistes.
Sans véritable limite de temps, sans avoir besoin de faire en sorte qu’une chanson soit formatée pour passer à la radio, par exemple, les mélomanes découvrent un endroit où King Gizzard procède à des explorations sonores, en utilisant des instruments qui n’apparaissent pas souvent sur les autres albums de la formation. Aux guitares électriques, on substitue les claviers, mais aussi les percussions – réelles ou électroniques. Avec, en plus, de nombreuses références au précédent album, qu’il s’agisse de paroles ou de mélodies qui refont leur apparition au détour d’un accord.
Plonger dans cette deuxième déclinaison de The Silver Cord, c’est accepter de se laisser emporter vers un monde différent du nôtre. Oh, il y a bien déjà eu des disques plus éthérés, plus « intellos », en quelque sorte, comme Butterfly 3000, qu’il serait possible d’opposer aux albums plus « ancrés dans le sol », plus « concrets », comme Nonagon Infinity, voire même Changes. Mais cette fois, nous passons à une nouvelle étape. Quelque chose en plus qu’il est compliqué de définir clairement.
Il ne fait aucun doute que The Silver Cord fait partie des disques les plus aboutis, les plus complets du groupe. Création musicale aussi difficile à saisir que rocambolesque, cet album est à classer parmi ceux qui finissent par essouffler les mélomanes, tant ils sont exigeants.
Et dire que les membres du groupe évoquent déjà le prochain opus…