LecturesB, collaboration spéciale
Bella Ciao Istanbul, de Pierre Fréha, est paru le 15 octobre 2021 chez l’éditeur Most Editions. Il fait 268 pages et suit de très près un narrateur s’exprimant à la première personne du singulier. Avec ce « je » très intime, le lecteur s’embarque dans la tête d’un révolutionnaire français d’origine serbe, vivant dans le quartier conservateur de Fatih à Istanbul.
Même si Istanbul n’est pas la capitale de la Turquie, elle est surtout un carrefour, une croisée entre les chemins. Grâce à sa position géographique, elle voit fleurir de nombreuses communautés. Mais de cette vie qu’il a tant rêvé et idéalisé, l’antihéros Danilo Brankovic n’a rien obtenu. Cet individu rejette la notion de pays et la tradition nationaliste lancée par Atatürk et maintenue par Erdogan.
Après une dispute au téléphone, où il tient des propos extrêmes au sujet des responsabilités d’un pays accusé de génocides et d’autoritarisme, le narrateur est terrorisé. Des policiers lui ont rendu visite et le menacent, en appuyant là où ça fait mal. Le renouvellement de son titre de séjour pourrait être retardé.
Suivi de près, cet élément perturbateur ne va pas bénéficier d’un traitement de faveur, bien au contraire.
Rédigé dans un style brut et très oral, le livre dépeint le quotidien d’un homme qui se revendique volontairement apatride. Non, il n’est pas défini par la nationalité de son passeport. Certes, il est officiellement français né à Belgrade, mais il n’est nulle part chez lui et certainement pas dans sa maison.
Un triste constat, qui lui rappelle qu’il est surtout étranger.
Ne se sentant pas accepté par son entourage, il déverse sa haine et de nombreuses critiques à ses proches, même ses amis. Plusieurs épisodes dérangeants interpelleront le lecteur. Par exemple, la dénonciation est une pratique très mal perçue en Occident : il vaut mieux ne pas se mêler de ce qui ne nous concerne pas. Mais dans ce texte, nombreux sont ceux qui cherchent à s’attirer la sympathie des classes dominantes, pour pouvoir en tirer plus de profit… Même si cela impose une soumission assumée.
Aux débuts de la pandémie
Cette histoire se déroule alors que le coronavirus s’installe petit à petit, semant des morts sur son passage. Car il est étranger, il est l’ennemi parfait. Puisque la maladie a pour origine la Chine, cela suffit à des personnages secondaires, mais très réalistes de le prendre pour cible de tous leurs maux : tout ce qui vient en dehors de la Turquie est perçu comme une menace. Ce sentiment renforce l’unité nationale, en jouant sur la corde de la terreur. Un procédé efficace, que l’on peut observer dans toutes les dérives autoritaires…
Sur un ton plaintif qui traîne sur la longueur, le protagoniste rencontre des profils qui partagent une même nationalité et approuvent ou non ses dires. La plupart peine à comprendre ce cheminement, cette réflexion hors des sentiers battus et qui ne convient pas aux normes préétablies.
Le narrateur n’hésite pas à évoquer une « maladie », un terme très fort, voire insultant, pour qualifier la pensée turque. Malgré les réactions de ses interlocuteurs, il semblerait que Danilo Brankovic ne prend pas le temps d’écouter réellement ce qu’on lui rétorque. Bien décidé à quitter ce pays, en dépit de la pandémie mondiale, un évènement lui procure beaucoup de joie…
À l’occasion de la fin du ramadan, des haut-parleurs diffusent la mélodie, le chant partisan Bella Ciao. Les lecteurs ne le savent peut-être pas, mais l’hymne antifasciste a bel et bien résonné dans les mosquées d’Izmir, en mai 2021.
Cet acte étant perçu comme une attaque et un geste dénigrant l’Islam, les autorités ont promis de retrouver le coupable. Deux ans après, l’enquête stagne. De plus en plus de figures turques, engagées et opposées au pouvoir mis en place prennent la parole, surtout dans le milieu musical.
On pense notamment au rap, qui fait partie des genres les plus vendeurs et populaires au sein de ce pays. Le clip Susamam signifiant Je ne peux pas me taire est un projet posté en 2019 sur la plateforme YouTube et qui a suscité de vives réactions, réunissant 18 artistes. Pendant près de quinze minutes, ces activistes ont pointé du doigt les vices du pouvoir en place et sa corruption, ainsi que tous les problèmes majeurs ignorés, mis sous silence, tels que le féminisme et les droits des animaux.
Alors, y a-t-il un espoir pour cette belle Istanbul? Et si celle-ci reposait dans l’Art?