La souffrance est vue comme nécessaire pour que les meilleurs chefs cuisiniers du monde atteignent leur plein potentiel, révèle une nouvelle étude de l’Université Cardiff.
Dans le cadre d’entrevues anonymes effectuées auprès de 62 chefs travaillant dans des restaurants ayant obtenu au moins une étoile Michelin, un peu partout dans le monde, des chercheurs ont démontré que la culture de la souffrance est centrale lorsque vient le temps, pour des individus, de former une identité professionnelle afin d’obtenir de la reconnaissance et du respect parmi leurs pairs.
Des chefs ont ainsi évoqué des blessures horribles en milieu de travail.
« Je me suis gravement coupé le pouce. Je ne pouvais pas juguler le saignement et [untel] a pris mon bras et a juste placé mon pouce sur la plaque chauffante pour le cautériser. Et je hurlais. Et il m’a dit « alors, ça y est, ça a stoppé le sang, non? » », a déclaré l’un des participants.
Les chefs interrogés ont ainsi parlé d’avoir été attaqués, y compris le cas d’un autre chef ayant placé un couteau effilé sur la gorge d’une personne, tandis que d’autres personnes ont parlé de tests d’endurance ou de jeux dans la cuisine.
« On nous faisait plonger la main dans la farine, puis dans les oeufs, et enfin dans la chapelure… Et le jeu consistait à déterminer celui qui pouvait garder sa main le plus longtemps dans la friteuse, avec ce mélange sur la main, jusqu’à ce que vous sentiez la brûlure et enleviez votre main. »
Les chercheurs ont parlé à des chefs de tous les niveaux, dans l’industrie de la restauration, des chefs les mieux cotés et les plus haut placés aux stagiaires et sous-chefs. En plus du Royaume-Uni, ils ont visité des cuisines en France, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Belgique, au Danemark, en Chine, en Australie, à Singapour et aux États-Unis.
L’enquête met aussi au jour l’impact physique et mental des conditions de travail dans les cuisines.
« L’environnement est très stressant… Si vous commettez des erreurs, on vous lance de la nourriture au visage. Alors votre corps imagine que vous partez en guerre. Et donc, avant de me rendre au travail, je vomissais, je souffrais de diarrhée, puis j’allais au restaurant et je travaillais pendant 19-20 heures. »
Une souffrance nécessaire
L’équipe de recherche estime que les conclusions de l’étude démontrent que les cas de violence et d’abus étaient considérés comme une façon de développer son standing au sein de l’industrie, de démontrer l’éthique de travail individuelle et de bâtir son caractère. « Si des gens voient certains restaurants sur votre CV, ils se disent « wow, il a enduré pendant un an? Wow. Il est bâti solide. Il peut endurer bien des choses. Je peux le faire travailler plus fort » », lit-on dans les témoignages fournis lors de l’étude.
Selon la principale autrice des travaux de recherche, la Dre Robin Burrow, « ce que nous avons découvert, dans le cadre de notre enquête, est que cette souffrance extrême avait un effet unificateur chez les gens travaillant dans ces conditions. Les chefs qui n’avaient pas souffert pouvaient difficilement affirmer qu’ils faisaient partie de la communauté culinaire, dans le sens le plus direct du terme. Ils n’étaient pas de vrais chefs ».
« Chez les personnes interviewées, on nous disait souvent qu’il y avait peu de choses à gagner dans un environnement sécuritaire, à basse pression, et sans trop de stress; qu’on ne devient pas un grand chef en choisissant la voie de la facilité, ou en travaillant dans des endroits faciles. On nous a plutôt dit que pour accomplir son plein potentiel, on doit subir toutes les difficultés possibles. Voilà, dit un chef, le chemin de l’illumination. »
De son côté, la coautrice de l’étude, la Dre Rebecca Scott, juge que « notre étude démontre que la capacité d’endurance de la souffrance est liée aux notions d’employabilité, de caractère et de valeur. Nous avons aussi constaté que pour les chefs, la souffrance endurée vient sous-tendre l’identité collective, catalyse la reconnaissance mutuelle et réunit étroitement les chefs au sein de petites brigades. La sagesse cumulée qui ressort de cette expérience en est une où la souffrance est centrale à la compréhension, par les chefs, de qui ils sont, en tant qu’individus, ainsi que comme collectif social plus vaste ».