Alex Jones était l’un des plus puissants influenceurs de l’univers américain de l’extrême droite. Mais sa déclaration de faillite en fin de semaine a rappelé un fait important: ses revenus ne provenaient pas de la vente de produits dérivés de l’extrême droite mais de la… santé.
Plus précisément, de produits dits de « santé naturelle » vendus sous l’étiquette de sa marque, InfoWars.
À son apogée, InfoWars était une émission de radio diffusée entre autres sur le Web et sur YouTube, abondamment relayée par les médias sociaux et qui rejoignait 10 millions de personnes. Jones était un polémiste qui, en plus de s’être affiché pro-Trump, défendait quatre heures par jour toutes sortes de théories du complot, certaines accusées d’avoir encouragé la violence et le racisme. L’une, appelée « pizzagate », a poussé en 2016 un Américain à se rendre dans un restaurant de Washington, avec une arme à feu, convaincu d’y délivrer des enfants enfermés au sous-sol (qui n’existait pas). Une autre de ces théories: les tueries de masse dans les écoles des États-Unis seraient des canulars et les parents des enfants morts seraient des acteurs payés par ceux qui réclament un contrôle des armes à feu.
Poursuivi en diffamation par des parents d’enfants tués en 2012 à l’école Sandy Hook (Connecticut), Jones a subi une succession de revers devant les tribunaux, et est à présent susceptible de se voir imposer des dommages et intérêts se calculant en millions de dollars. C’est dans ce contexte qu’Infowars s’est placée lundi sous la protection de la loi sur les faillites.
Sauf que pendant toutes ces années, aussi populaire qu’il soit dans les milieux de droite et d’extrême-droite, Jones ne vivait pas de la vente de livres ou de DVD à saveur idéologique. Depuis 2013, il aurait récolté des millions de dollars par année — la somme exacte est inconnue — grâce à la vente de « suppléments nutritionnels », de « gouttes pour nettoyer les poumons », de « pilules pour protéger la prostate » et autres produits aux fonctions douteuses. Au début de la pandémie, il vendait aussi des produits « d’argent colloïdal » contre le coronavirus —dont un dentifrice. En mars 2021, près de trois ans après avoir été banni de Facebook, YouTube, Instagram et d’autres plateformes, il continuait de vendre ses produits sur Amazon et sur eBay. Et il était évidemment abonné à toutes les théories du complot. autour de la COVID et des vaccins.
Une collaboration malsaine
Il n’est pas un cas unique. Dès avant la pandémie, plusieurs reportages avaient noté avec surprise des rapprochements entre mouvements d’extrême droite et mouvements de « santé naturelle » ou de « bien-être » (en anglais, wellness). Un rapprochement à première vue improbable, sachant que ces derniers ont, historiquement, été plus attirés par la gauche que par la droite. Mais qui s’explique par les parallèles dans les discours, résumait le magazine NY Mag dès 2017: une hostilité face aux « élites » politiques a simplement été élargie aux « élites » médicales. « Si vous pouvez être convaincu qu’une cabale internationale de mondialistes travaille à créer un Nouvel Ordre mondial, peut-être serez-vous convaincu d’acheter le Bouclier de survie InfoWars, une bouteille d’une once d’un supplément d’iodine liquide pour 39,95$. »
Il ne faut pas s’étonner d’avoir vu cette alliance fonctionner à pleine vapeur pendant la pandémie: des théories du complot sur une fausse pandémie ou un faux virus ou un faux vaccin allaient de pair avec la promotion de toutes sortes de produits. Produits qui ont, en retour, apporté des revenus publicitaires à leurs promoteurs, voire un pourcentage sur les ventes. Mike Adams, l’homme derrière ce qui était dans les années 2000 l’un des sites de santé naturelle les plus populaires du monde anglophone, a converti ce site au milieu des années 2010 en plateforme pour l’extrême-droite et, dès les premiers jours de la pandémie, a commencé, avec Alex Jones, à prédire la « fin de l’humanité »… et à vendre des produits à ceux qui voulaient faire partie des survivants.
Même QAnon, le mouvement qui prétend que la planète est gouvernée par une élite pédophile et cannibale, a adouci son discours en 2020 pour « infiltrer les communautés de parents » sur Facebook, en particulier les parents qui étaient naturellement méfiants des hôpitaux et des vaccins.
« Le coronavirus est une opportunité pour les théoriciens du complot », constatait alors l’auteure Anna Merlan dans le magazine Vice (on lui doit un livre, Republic of Lies, sur l’histoire des théories du complot aux États-Unis).
La difficulté, toutefois, est de mesurer leurs revenus. On sait que certains Youtubeurs complotistes sont devenus populaires grâce à la pandémie, mais on ignore si ça leur a rapporté suffisamment d’argent pour en vivre. Les plus riches ont créé une compagnie privée (ou plusieurs), dont ils ne sont pas tenus de dévoiler les revenus. Les quelques indices proviennent de poursuites en justice, comme celle contre Alex Jones, ou de documents obtenus en vertu des lois d’accès à l’information, par exemple avec ce couple d’antivaccins des États-Unis qui a révélé, dans une demande de subvention, avoir gagné 25 millions$ entre 2014 et 2019 par la vente de ses « produits dérivés ».