L’accroissement de la mobilité de la main-d’oeuvre semble avoir permis de mettre fin à la discrimination salariale basée sur l’ethnicité chez les joueurs de soccer anglais noirs. Une nouvelle étude de l’Université de Stockholm et de l’Université de Paris-Saclay a utilisé des données de la Premier League pour s’intéresser à l’impact de ce qui est appelé le « jugement Bosman » et a révélé que la discrimination raciale contre les joueurs anglais avait disparu… mais pas chez les joueurs non membres de l’Union européenne.
Ces travaux ont été publiés dans le magazine spécialisé European Economic Review.
En 1995, le jugement Bosman a profondément transformé le marché de l’emploi pour les joueurs de soccer européens, et permis la mise sur pied d’un marché de libre transfert, en plus de grandement réduire le pouvoir des équipes. Ce jugement, du nom du joueur belge Jean-Marc Bosman, a levé les restrictions imposées à la mobilité des joueurs en s’appuyant sur le principe de libre circulation de la main-d’oeuvre, tel qu’établi dans le Traité de la Communauté européenne.
Cette décision a été perçue comme étant un « choc fondamental » pour le système. Les joueurs se trouvant dans l’Union européenne ont soudainement pu changer d’équipe, à la fin de leur contrat, sans devoir payer des frais de transfert, entre autres changements apportés à la réglementation pour les joueurs étrangers oeuvrant dans les ligues européennes.
Ce changement abrupt dans les conditions de travail pourrait-il offrir davantage d’informations sur la discrimination raciale au sein du marché du travail? C’est ce que pensent spécialistes en économie Pierre Deschamps et José de Sousa, et les deux hommes se sont appuyés sur le jugement Bosman pour étudier la façon dont un changement dans le pouvoir des entreprises, au sein d’un marché du travail, a pu affecter la discrimination salariale à l’encontre des joueurs noirs au sein de la Premier League.
« Nous avons découvert que cette discrimination était importante avant le jugement, et a pratiquement disparu instantanément après. L’accroissement de la mobilité de la main-d’oeuvre semble avoir empêché les équipes d’être en mesure d’imposer des mesures discriminatoires », affirme M. Deschamps.
Pour être en mesure de lier le salaire d’un joueur à sa performance, les chercheurs ont employé une méthode pour identifier de la discrimination, appelée « test du marché », en s’appuyant sur des données de la ligue. Ce test vise à détecter des cas de discrimination en comparant des équipes avec des masses salariales similaires, mais avec des proportions différentes de joueurs noirs. En comparant les différences en matière de performance entre ces équipes avant et après le jugement, les deux spécialistes se disaient en mesure d’évaluer l’impact sur la discrimination salariale.
Avant le jugement, les équipes devaient payer des frais de transfert pour recruter des joueurs qui avaient complété leur contrat. Cette situation était similaire aux clauses de non-concurrence que l’on trouve souvent dans des contrats en entreprise pour des postes de cadre, et de plus en plus pour d’autres types d’emploi.
Par exemple, M. Bosman a refusé l’offre de prolongation de contrat de son équipe, Liège, à seulement 25% de son ancien salaire, et a plutôt accepté l’offre de l’équipe de Dunkerque, en France. Liège a exigé des frais de transfert élevés pour éviter ce changement d’équipe et forcer le joueur à signer la prolongation.
« C’était un cas évident de monopsone, une situation où les entreprises peuvent limiter la concurrence sur le marché du travail. Après le jugement, les joueurs ont eu toute la liberté de changer d’équipe à la fin de leur contrat », a indiqué M. Deschamps.
De la discrimination toujours présente
Ce changement dans le pouvoir des joueurs de soccer, sur le marché du travail, a eu un impact sur la possibilité de discrimination à l’encontre des joueurs noirs, selon les chercheurs. Après le jugement, les salaires avaient davantage tendance à refléter le talent des joueurs noirs anglais.
Mais certains groupes sont toujours aux prises avec des contraintes en matière de mobilité, notamment les joueurs non européens qui doivent obtenir un permis de travail, devant un tribunal, avant de pouvoir jouer en Angleterre.
« En observant la période post-Bosman, nous constatons que les seuls joueurs aux prises avec de la discrimination sont les Noirs non européens. Ils sont le seul groupe à risquer des conditions contraignantes de la part des équipes, en plus de règles restrictives en matière de contrats. Cela renforce l’idée selon laquelle les règles entourant les contrats et la mobilité de la main-d’oeuvre sont essentielles pour limiter la discrimination salariale », mentionne encore M. Deschamps.
Au dire des deux chercheurs, avec les bonnes conditions en matière de marché du travail, il est donc possible contrer la discrimination salariale, et ce même si les employeurs font preuve de discrimination.
« Combattre les préjudices, même si cela est souhaitable, est une lutte à long terme aux effets incertains. Limiter la capacité d’influencer des entreprises et accroître la mobilité de la main-d’oeuvre sont des gestes qui peuvent être posés immédiatement, et selon nos données, permet de réduire la discrimination salariale sans plus attendre », conclut M. Deschamps.