La sociologue Maristella Svampa fait la lumière sur la situation sociopolitique du continent depuis le retour en 2009 des débats sur l’affirmation latino-américaine. Le quotidien Página/12 l’a rencontré le 15 juillet, au moment des célébrations du bicentenaire de l’indépendance en Argentine.
Pourquoi aborder les enjeux du développement, de la dépendance, du populisme et de l’indigénisme?
Je considère que ce sont quatre clés pour comprendre l’Amérique latine actuelle. Peut-être qu’il y a vingt ou trente ans j’aurais choisi le thème de la démocratie et des droits de l’homme. Aujourd’hui, l’expansion de la frontière de l’agro-industrie, les coupes à blanc, la déforestation et les avancées des frontières minières et pétrolifères portent atteinte aux populations rurales-indigènes et menacent leurs territoires. La lutte de la communauté Qom, avec Félix Díaz, mérite qu’on la souligne, mais il y a aussi les communautés mapuches dans le Neuquén qui souffrent d’un processus intense de criminalisation et de confinement de leurs territoires. Depuis des décennies, ils essayent de faire valoir leur cause. Ce qui se passe en Argentine, c’est la négation de l’importance que les peuples indigènes occupent dans son histoire. D’un autre côté, le fait que l’État ne s’est pas excusé pour le génocide survenu à la fin du XIXe siècle et pour les massacres qui sont arrivés au XXe siècle représente aussi un problème irrésolu en Argentine.
Comment expliquer la contradiction entre l’urgence des gouvernements et des penseurs latino-américains, anti-impérialistes et progressistes, et la continuité d’une dépendance structurelle qui se manifeste en Amérique latine à travers des projets d’extractivisme, de négation des indigènes et d’exploitation du bien commun ?
À partir de l’année 2000, il y a eu un changement d’époque important en Amérique latine, parce que les mouvements sociaux ont provoqué une remise en question du néolibéralisme et de la dépendance structurelle. Un questionnement transposé par la mise en place de gouvernements progressistes. Par contre, si nous analysons le cycle de l’année 2000 à 2015, ce questionnement n’entraîne pas plus de marge de manœuvre du point de vue de l’indépendance économique. Les pays latino-américains ont fait un grand pari anti-impérialiste, antinéolibéral et d’affirmation latino-américaine. Pour ma part, le point culminant de ce pari a été le Sommet de Mar del Plata en 2005, où on a dit « non » à ALCA ( Zone de libre-échange des Amériques ). Cette décision a impliqué une conciliation des mouvements sociaux et des représentants des gouvernements. Le point culminant, parce qu’à partir de là, on pouvait établir une nouvelle plateforme continentale indépendantiste, ainsi qu’une nouvelle manière de concevoir le lieu de l’Amérique latine dans le monde, mais en réalité ça a été une limite. Il y a eu une surabondance de rhétorique et peu de données sur lesquelles se baser au moment où on a analysé l’affirmation latino-américaine. Même si les pays ont dit « non » aux États-Unis et au traité de libre-échange, par la suite ces pays ont signé des ententes et des accords de libre-échange un à un avec les États-Unis et la Chine. Au lieu de faire face collectivement au géant asiatique avec des conditions régionales, chaque pays a signé des accords qui impliquent un engagement des économies et du travail de toute la population pendant des décennies. Nous pensons que les relations commerciales avec la Chine impliquent une plus grande exportation de matières premières, par conséquent, une tendance vers la primarisation des économies.
La république et le populisme sont-ils les deux seules formes d’organisation d’un pays ?
Opposer le populisme à la république implique de ne pas reconnaître les apports dans le sens de la démocratisation qu’ont fait les gouvernements qu’aujourd’hui nous appelons populistes, et cela implique aussi de méconnaître les limites sociales et politiques des modèles républicains. Je pense que la tension entre la république et la démocratie fait partie du discours hégémonique. Penser que la fin de ce cycle de 15 ans, dans lequel tant de gouvernements progressistes ont prospéré, va impliquer la consolidation de républiques latino-américaines qui respectent l’indépendance des pouvoirs me semble une illusion et d’une simplicité intolérable. Ce qui est arrivé c’est que les processus intenses de concentration du pouvoir – ce que j’appelle populisme de haute intensité – exigent de repenser le rôle de l’Exécutif en Amérique latine, de contester la longue tradition hyperprésidentialiste et de penser aux formes collectives d’exercer le pouvoir exécutif. Je ne pense pas que dans la perspective républicaine classique on retrouve ces thèmes. Le modèle républicain se trouve au centre de l’enjeu de la concentration du pouvoir dans l’Exécutif, mais ne le résout pas, bien avant l’indépendance des pouvoirs. Je pense que nous devons penser aux limites politiques, économiques et écologiques dans lesquelles se sont empêtrés les gouvernements progressistes qui pendant un moment ont voulu s’approprier l’espace de la gauche.