La Chine, terre millénaire. Mais aussi terre de développement économique accéléré, trop souvent au prix des gens qui y vivent et du respect de l’environnement. Le film Behemoth, le dragon noir, présenté jeudi au Cinéma du Parc dans le cadre des projections RIDM+, dévoile une terrible réalité.
La Terre ouverte, éventrée. Dans ce paysage lunaire, que de la pierre, de la poussière, de la saleté. Pas un arbre, pas un oiseau, pas même un brin d’herbe. Sur un chemin escarpé, entre les parois vertigineuses, une file ininterrompue de camions attendent leur chargement de sol noir, charbonneux. À bord, des conducteurs chinois, le regard vide, le visage taché de suie, bien souvent avec un masque à gaz sur le visage.
Ce monde, c’est celui de la Chine lancée sur la route du progrès économique et de la libéralisation folle de l’économie, un processus dont les rouages commencent à grincer, mais qui tente par tous les moyens de se poursuivre, histoire d’enrichir les masses… mais surtout ceux qui les dirigent.
Dans cet univers dévasté, le réalisateur Zhao Liang choisit le monde du rêve pour décrire cette plongée dans l’industrialisation sans âme. Le rêve d’un homme nu, sans défense, prostré devant les gigantesques mines à ciel ouvert. S’agit-il d’un rêve, ou plutôt d’un cauchemar?
Film-événement ayant l’audace d’un Baraka, Behemoth présente, sans véritable narration ni intervention des participants, l’envers du décor de cette course à l’exploitation industrielle et à la production mécanique. Les hommes et les femmes travaillant dans l’industrie lourde chinoise sont silencieux, hagards. Leur regard se perd dans le lointain, ou semblent vouloir transpercer l’objectif de la caméra. Vision irréelle, également, que ces humains minuscules comme autant de rouages dans la titanesque machine rougeoyant sous la chaleur des fournaises. Ces gens crasseux, parfois confinés à des baraquements de fortune. Ou encore ces habitants de taudis sortant la nuit pour fouiller les monticules de déchets miniers à la recherche de briquettes de charbon qui pourront être revendues ou servir de carburant pour leurs demeures.
Contraste saisissant, aussi, que ces visions de mines à ciel ouvert servant d’horizon aux cimetières à l’avant-plan. Entre les deux, des travailleurs malades d’avoir trop respiré l’air chargé de particules dangereuses. Des hommes émaciés couchés dans des lits pour le restant de leurs jours, ou encore un fluide noir extrait des poumons des patients à l’hôpital. Et toujours cette absence oppressante de dialogues.
À vouloir trop donner dans l’abstrait, néanmoins, Behemoth traîne parfois de la patte. Si les images sont magnifiques, le spectateur commencera à se tourner les pouces vers la trentième minute, avant qu’un passage au monde métallurgique, vers la cinquantième minute, ne ravive durablement son intérêt. Les documentaires sans narration ont la cote, certes, mais parfois au risque de saper la concentration des cinéphiles.
Ce petit accroc est toutefois rapidement pardonné au réalisateur. Car au bout du voyage, après l’extraction du charbon et des autres minerais nécessaires à l’industrie chinoise, après le passage par les fourneaux et les fonderies, après tout ce labeur, toute cette peine, toute cette misère humaine, après tous ces morts, même, le produit de tant d’efforts émerge au jour tel un nouveau-né. Partira ainsi une nouvelle cargaison de câbles d’acier destinée à la construction de tours d’habitation dans l’une des nombreuses villes modernes chinoises. Des villes parfaites conçues pour l’urbanisation galopante de l’Empire du Milieu. Des villes aux immeubles vertigineux. Des villes vides servant surtout à faire gonfler la bulle immobilière chinoise. En attendant l’éclatement, la chute et le réveil de ce rêve cauchemardesque.