Il faut en finir avec cette idée du web comme étant une zone libertarienne permettant la liberté d’expression à travers les frontières; c’est du moins ce qu’affirment des experts de la Northeastern University, dans la foulée de l’interdiction, par la Cour suprême du Brésil, des opérations du réseau social X (ex-Twitter) sur le territoire de ce pays d’Amérique du Sud.
Et toujours selon ces spécialistes, l’encadrement d’internet, y compris des réseaux sociaux, est appelé à gagner du terrain, y compris aux États-Unis, pourtant décrits comme une « terre de liberté ».
« De plus en plus, nous constatons une évolution. Les tribunaux repensent les paradigmes de la libre expression libertarienne, cette vision très vaste du discours qu’il est permis d’avoir en ligne », soutient Elettra Bietti, professeure adjointe de droit et de science de l’informatique.
« Nous sommes passés d’une approche très libertarienne à un appétit croissant en faveur de la réglementation de l’économie numérique. »
Son de cloche similaire pour Claudia Haupt, professeure en droit et science politique.
« Je crois qu’après le 6 janvier (2020, date de la tentative de coup d’État de la part des partisans de Donald Trump, NDLR), vous pouvez constater qu’il a certaines voix, aux États-Unis, qui soutiennent qu’il serait peut-être mieux de réglementer plus étroitement les discours sur les plateformes numériques. »
Au dire de la chercheuse, l’explosion de la désinformation, pendant la pandémie, pourrait aussi avoir joué un rôle. « Il y a tellement de fausses informations à propos de sujets scientifiques, et ce n’est pas toujours la vérité qui a le dessus. »
Le pouvoir brésilien sévit
X, anciennement connu sous le nom de Twitter, a vu ses activités être suspendues au Brésil, depuis le samedi 31 août, après que l’entreprise américaine eut raté l’échéance juridique lui intimant de nommer un nouveau représentant légal dans ce pays sud-américain.
Lundi le 2 août, la Cour suprême du Brésil a voté à l’unanimité pour maintenir cette interdiction.
Il s’agit, rappellent les chercheurs, de la plus récente étape d’une dispute de longue date entre le propriétaire de X, Elon Musk, et le juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes. En avril, ce magistrat a ordonné la suspension de dizaines de comptes en raison d’accusations de dissémination de désinformation. M. Musk a ignoré cette demande, le juge a menacé de faire arrêter les employés de X dans le pays, et le milliardaire a riposté en fermant les bureaux locaux de son entreprise.
Selon les informations disponibles publiquement, cet affrontement tourne autour de la notion de liberté d’expression.
« La liberté d’expression est la fondation de la démocratie et un pseudo-juge non élu du Brésil cherche à la détruire à des fins politiques », a déclaré M. Musk vendredi dernier.
Pour un autre juge de la Cour suprême brésilienne, Flavio Dino, toutefois, la « liberté d’expression est étroitement liée à un devoir de responsabilité ». « La première ne peut exister sans la seconde », a-t-il ajouté.
Pour la Pre Bietti, il y a toujours eu un certain va-et-vient entre les gouvernements et les individus, en ce qui concerne la liberté d’expression. « Nous voulons de la liberté d’expression, nous voulons que les militants et les acteurs de changement puissent passer par les médias sociaux », a-t-elle soutenu.
La chercheuse a aussi rappelé l’impact de Twitter sur des événements tels que les manifestations ayant émaillé le Printemps arabe, ainsi que la répression des gouvernements à l’endroit du réseau social à la fin des mouvements sociaux.
« Il y a toujours une pression venant d’en haut, particulièrement en provenance des gouvernements, qui veulent tenter de limiter l’accessibilité à ces canaux », a indiqué la professeure. « Alors, comment parvenir à un équilibre? »
De plus en plus, soutiennent les deux spécialistes, l’idée de cet équilibre semble faire partie des aspects pris en compte par les législateurs, les juges et d’autres décideurs.
Une réglementation plus répandue
Mmes Haupt et Bietti ont par ailleurs noté l’adoption récente d’une loi sur les services numériques, au sein de l’Union européenne, dont l’objectif « est d’empêcher les activités illégales et nuisibles, en ligne, ainsi que de prévenir la dissémination de la désinformation ».
Et même aux États-Unis, le vent semble tourner, alors que même l’un des juges les plus conservateurs siégeant à la Cour suprême, Samuel Alito, a ouvert la voie à un encadrement plus stricte lors d’une récente décision.
De plus, rappelle la Pre Haupt, les réseaux sociaux eux-mêmes modifients fréquemment leur code de conduite, afin de respecter les lois en vigueur dans différents pays. « Toutes les plateformes possèdent des normes, et il n’y a aucun problème de liberté d’expression là-dedans », a-t-elle encore indiqué. « C’est le coût de faire des affaires dans plusieurs pays. »
Aux yeux de la Pre Bietti, d’ailleurs, la position d’Elon Musk, qui se présente comme un libertarien ne souhaitant pas se mêler de ce genre de choses, est quelque peu malhonnête.
« Bien entendu, une grande partie de ses compagnies profite d’investissements gouvernementaux », note-t-elle. « Alors, l’idée que l’État devrait simplement prendre un pas de recul et ne pas du tout intervenir dans la réglementation des types de technologies auxquelles nous avons accès et quelles conséquences pourraient en découler est totalement absurde. Et il le sait très bien. »
De l’avis de la Pre Haupt, il ne faut pas oublier un aspect essentiel: « Les plateformes de médias sociaux doivent respecter les cadres réglementaires des lieux où ils font des affaires. La base, pour évaluer si un discours est légal ou non, consiste à ne pas tenir compte du droit américain, mais du droit dans le pays concerné. Dans ce cas-ci, au Brésil. »
« Les États-Unis font bande à part dans leur façon de traiter la liberté d’expression. »