Personne n’est à l’abri de rien. C’est ce que l’on pourra dire en sortant d’un film comme Babylon. C’est ce qu’on pourrait également dire de ses personnages, mais c’est aussi ce que l’on pourra certainement dire de son créateur. Non pas que l’ingénu Damien Chazelle ait déjà caché son côté pompeux voire prétentieux, mais on se retrouve finalement avec son premier faux pas majeur, non dénué de fortes qualités, cela dit.
Du talent à revendre, il y en a, et c’est encore impossible de le cacher. Plus ambitieux que jamais, le cinéaste Damien Chazelle a envie d’oser et de continuer d’explorer la passion et la dévotion auprès de nouveaux personnages. Suivant la voie de son film précédent, le mésestimé First Man, il retourne encore plus loin dans le temps et se lance dans la recréation quasi complète des débuts d’Hollywood dans le chaos du milieu, oui, mais principalement dans celui entourant la transition des films muets aux films parlants, sans oublier la débauche qui se déroulait en coulisses et entre les tournages.
Désirs choraux obligent, on s’intéresse aux ascensions et aux chutes de ces personnages qui rêvent évidemment tous de gloire et de succès (c’est le milieu, après tout!).
Le tout s’articulera autour de plusieurs points de vue plus convenus, mais d’autres qui le sont moins : une grande vedette qu’on pensait intouchable, une nouvelle venue qui fait tourner les têtes, un musicien de couleur aux promesses gigantesques, un immigrant débrouillard, une artiste reconnue pour jouer les allumeuses aux désirs disons variés et inhabituels et, pour ne nommer que ceux-là, une journaliste à potins par qui tous les scandales et les succès peuvent passer.
Déjà, on sent cette volonté évidente d’offrir de la diversité, beaucoup de diversité, encore plus de diversité! Chazelle est au courant des critiques qu’on livre habituellement aux films hollywoodiens et il n’entend pas à rire! Voici vos hommes issus de minorités ethniques et oui, ils ont beaucoup de dialogues! Voici vos femmes fortes et oui, elles ont des aspirations et elles parlent, et plusieurs sont mêmes lesbiennes! Car oui, il y a de l’homosexualité et mieux encore il y a des tabous à revendre et tout ceci est même à l’avant-plan!
Le hic, c’est que Chazelle jusqu’à présent s’est souvent contenté de parler de ce qu’il connaissait bien. Les histoires d’amour, ça lui parle, les complexités émotionnelles aussi et son exceptionnel et inoubliable Whiplash était après tout inspiré de sa propre expérience.
Si le réalisateur a un penchant pour tout ce qui touche à l’intime, au personnel, on voit clairement ici, et pour toutes sortes de raisons, que les thématiques qu’il tente d’aborder le sont avec le coeur, et non la tête, et que la diversité évoquée est foncièrement superficielle et manque clairement de réalisme, ou encore de vécu.
Faire appel à des consultants n’aurait certainement pas fait de tort.

De l’ambition hors de contrôle
Par contre, du côté de son écriture, il y a certainement de quoi capter l’attention. Loin derrière le conventionnel, on laisse plutôt se succéder de longues scènes aux excès plus grandiloquents et singuliers les uns des autres. De quoi rappeler, par exemple le Steve Jobs tel qu’imaginé par le scénario d’Aaron Sorkin, mais aussi un cinéma beaucoup plus près de Tarantino également.
Avec cette notion, on peut alors excuser, d’une part, les plus de trois heures du film, quelque chose que nous avions tout de même vu venir, en sachant que le film s’intéresserait à la démesure.
Là où il devient plus dur de pardonner, c’est au niveau du contenu. De la part d’un cinéaste qui nous a habitués à une élégance évidente, on se surprend, dès la première scène d’ailleurs, à le voir confondre vulgarité avec excès et débauche et, c’est malheureusement la pointe de l’iceberg du mauvais goût qui surplombera régulièrement l’ensemble.
Cette provocation gratuite manque non seulement de subtilité, mais semble fait pour chercher les rires du plus grand nombre, une facette de lui qu’on ne lui connaissait pas et qui déplaît. Et puis, cette mauvaise pratique de faire rimer déviances avec indignité ou tout ce qui sort du lot pour des trucs anormaux qui méritent d’en rire ou d’en être dégoûtés… Disons qu’on s’attendait à un autre discours d’un film qui aspire à utiliser le passé pour rectifier les pots cassés et proposer un message résolument moderne.
Pire, Chazelle continue de démontrer qu’il essaie continuellement de refaire encore et encore le même film. Pour ceux qui suivent sa carrière, ils auront vite remarqué que La La Land était une version beaucoup plus accomplie que son modeste Guy and Madeline on a Park Bench. Une version avec plus de budget, de moyens et décidément meilleure en tout point, certes, mais une variation sur un même thème.
Ici, il continue. Ce n’est plus une comédie musicale, mais il nous refait le coup des amants à l’amour condamné, du musicien face au dilemme entre ses aspirations et ses convictions et il met sur pied probablement son hommage à l’art le plus boiteux qu’on aura vu jusqu’à présent. Sans trop gâcher sa finale, disons qu’il se calque littéralement lui-même et offre presque entièrement la même montée dramatique, mignonne, facile, manipulatrice et un brin trop tard comme le spectateur sera déjà essentiellement gavé après autant de temps devant l’écran, surtout pour en arriver seulement « là ». Sentiment qu’on avait aussi ressenti avec son court-métrage décevant pour Apple, The Stunt Double.
Il ne faut pas non plus oublier ce désir de calquer et référencer en grandes pompes un classique précis du septième art qu’on aura deviné depuis longtemps. Et ne vous inquiétez pas, c’est tellement écrit noir sur blanc et redit encore et encore qu’il est impossible d’y échapper ou de manquer ladite référence.
Il y aussi son fidèle collaborateur, le compositeur Justin Hurwitz, là depuis ses débuts (pour ses projets de long-métrage du moins), qui se copie et se répète. Pourquoi changer une formule gagnante? Pour oser, voudrait-on répondre, comme Chazelle l’avait fait avec sa mésestimée, mais sublime trame sonore pour First Man, qui n’est toutefois pas celle qui l’aura mené à deux Oscars. Alors, il se reprend et retravaille les mêmes thèmes musicaux, les mêmes solos de pianos et de trompettes, en plus de pasticher des classiques musicaux bien connus, de quoi donner des airs de déjà vu, et ce, même si ce n’est malgré tout pas désagréable aux oreilles.
Sauf que côté images, c’est souvent un désastre. Il y a des plans séquences, oui, mais non seulement Linus Sandgren se perd justement dans ces foules en ne sachant pas vraiment sur quoi braquer son focus et sa caméra, mais en plus c’est souvent très sombre et loin d’être intéressant visuellement à défaut de quelques plans qu’on trouve bien foutus et qu’on a presque envie de se dire que c’est dû au hasard. Il aurait pu se reprendre avec un jeu astucieux sur la couleur qui aurait coïncidé avec un point tournant de la finale, mais on rate même cette possibilité. Une immense déception, puisque c’est certainement un directeur de la photographie qui nous avait habitués à mieux, lui aussi.

Des excès qui tournent à vide
Côté distribution, on sent aussi qu’il a délaissé ses acteurs au profit du reste. Ayant remplacé Emma Stone, Margot Robbie retravaille son personnage pour quelque chose calqué à ses propres débordements et désirs de récompenses qui manque de la nuance et de la profondeur de d’autres comédiennes de son époque, alors que son jeu est encore à sens unique et sa complicité avec ses partenaires souvent inexistante.
En toute surprise, Diego Calva manque de prestance pour tenir le film sur ses épaules, surtout quand il doit se mesurer à des poids lourds comme Brad Pitt et Jean Smart qui font de leur mieux avec des personnages qu’on ne développe jamais assez. Même le toujours surprenant Rory Scovel, la charismatique Samara Weaving et Jovan Adepo arrivent à un meilleur résultat avec des personnages qui ne vont pas au-delà du besoin de réactions facile. C’est moins le cas de Tobey Maguire, également producteur du film, avec un rôle dont on ne s’expliquera jamais la pertinence.
Enfin, Babylon voulait ramener la gloire des productions à grand déploiement d’antan, d’utiliser l’époque comme hommage, mais aussi comme possibilité de ramener au goût du jour un type de film qu’on croyait révolu. Pourtant, malgré tout son talent, Damien Chazelle échoue là où d’autres de ses contemporains comme par exemple Noah Baumbach et son White Noise ou même Jon M. Chu et son In the Heights, ont réussi, leurs impressionnantes scènes de foule ayant forcé l’admiration sur les écrans dans les dernières années.
Babylon est un fourre-tout immense qui n’en dépasse jamais le stade. Un projet inspirant constamment en train de s’égarer qui, s’il avait été mieux travaillé, aurait décidément pu créer l’événement, comme il semble convaincu de le faire. C’est d’autant plus dommage puisque jusqu’à présent, la précision du montage et l’assurance du rythme de Chazelle et son monteur Tom Cross était après tout de loin l’élément à la certitude la plus assurée.
5/10
Babylon prendra l’affiche en salle le vendredi 23 décembre.