« Anne est morte, il y a quelques minutes. Elle sera de retour sous peu, le temps de se transférer sur sa copie de sauvegarde: quinze secondes, tout au plus, pendant lesquelles elle doit cartographier ses souvenirs, afin de s’assurer que la nouvelle Anne qui prendra le relais lui sera identique en presque tous points. » Ces mots tirés de la page web de l’Espace Libre résument la pièce de théâtre La Singularité est proche, inspirée d’un essai de Ray Kurzweil. Sous la forme d’un spectacle de plus d’une heure, un transfert de données de quinze secondes est amené à l’échelle humaine.
Dans la lignée de la série télévisée de science-fiction Black Mirror, la pièce, dont une première ébauche a été présentée dans le cadre du OFFTA 2016, aborde les dangers des avancements technologiques à venir. Le thème y est cependant traité d’une manière plus légère que dans la percutante télésérie anglaise. Dans La Singularité est proche, l’auteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard insère dans le texte de nombreuses répliques humoristiques. Souvent amenées par le personnage de Bruno lors de moments dramatiques, elles brisent instantanément la lourdeur de la situation. Présentée jusqu’au 20 mai à l’Espace Libre, un théâtre qui soutient l’audace artistique, la pièce traite des problèmes éthiques engendrés par la quête d’immortalité de l’Humain. Le spectacle est livré par les jeunes comédiens Isabeau Blanche, Olivier Gervais-Courchesne, Mathieu Handfield, Maude Hébert, David Strasbourg et Anne Trudel.
On nous donne accès à la mémoire du personnage d’Anne par le biais d’un souvenir de vacances. Avec des matériaux sombres qui se fondent harmonieusement dans cette boîte noire qu’est la salle de spectacle, la scénographie évoque un bord de mer rocailleux. Les personnages ne portent que des vêtements gris. Ce souvenir d’Anne nous suggère un monde sans couleur, ou presque. Certains accessoires plutôt associés à l’amusement, notamment un parasol et des ballons de plage, sont colorés. On nous raconte une rencontre entre Anne et un jeune homme de trente ans. Si Anne cumule déjà 196 années d’existence transférée à plusieurs reprises dans différents corps de jeune fille, cet homme a fait le choix peu conventionnel de garder son corps original, plutôt que de transférer son identité dans un corps amélioré. Dans ce monde où la plupart sont « synthétiques », le choix de rester « organique » ne semble pas être socialement accepté.
Avec l’aide de la chorégraphe Natacha Filiatrault, de courts moments de poésie corporelle ont été insérés à travers un jeu réaliste. Ces quelques moments détonants par rapport à la globalité de la pièce sont amenés de manière brusque, surprenante. Ils semblent évoquer une détresse psychologique, ou bien donner un accès soudain à un souvenir chargé d’émotions. La pièce nous livre un message plutôt pessimiste, mettant de l’avant l’absurdité de la quête d’immortalité de l’Humain. Cette quête serait vouée à l’échec, puisqu’une fois atteinte, la vie perdrait tout son sens et mènerait à un profond mal-être.
À travers un thème très en vogue, celui des dangers des nouvelles technologies, la pièce La Singularité est proche soulève des enjeux qui se doivent d’être adressés dans notre monde contemporain. Sous la forme d’un spectacle plutôt conventionnel, cette prise de parole n’est cependant pas saisissante. Bien que le message soit clair, l’œuvre n’apporte ni un point de vue nouveau, ni une signature artistique particulièrement forte.