Le cinéaste Todd Haynes a probablement l’un des regards compassionnels parmi les plus bouleversants de tout le cinéma post-moderne américain et son plus récent Carol en est encore indéniablement la preuve. En synthèse de sa propre œuvre, d’une certaine façon, il vient enfin juxtaposer ses deux tendances, soit de se réapproprier les codes d’un genre révolu pour pousser les limites du cinéma. Voilà donc comment il se lance dans le plus vieil exercice du monde, soit de faire du neuf avec du vieux et, nul besoin de dire que le résultat est tout simplement splendide.
Des romances, il y en a eu des tonnes depuis l’invention du cinématographe, et des récits avant-gardistes, il y en a également eu un grand nombre avec les époques. Pourtant, n’en déplaise à sa technique qu’il a empruntée à hier, Haynes donne l’impression de nous faire découvrir le coup de foudre pour la première fois avec cette proposition adaptée du roman The Price of Salt de Patricia Highsmith, initialement publié en 1952.
Et cette foudre, elle semble encore d’actualité aujourd’hui avec le droit des hommes et des femmes qui ne sont toujours pas au même pied d’égalité. Puisque voilà, Carol nous raconte la dangereuse, mais passionnée romance de la divorcée-en-devenir Carol, significativement plus âgée que sa flamme Therese dans les années 50.
Toutefois, alors qu’on s’attendrait à un récit de préjudices, de méfaits et de fuite, compte tenu du tabou et de l’époque, le film préfère se concentrer sur la passion de son sujet pour en faire vivre une expérience qu’on ressent du plus profond des yeux, du plus profond de son âme, mais aussi, ultimement du cœur. Alors qu’il avait utilisé son Far From Heaven pour rendre hommage aux mélodrames de Douglas Sirk et compagnie, il utilise ici une prémisse du même acabit pour mieux en détourner le genre et constamment chavirer sa proposition vers des territoires inattendus.
Après tout, s’il a beau filmer dans un élégant 16 mm avec son directeur photo fétiche Edward Lachman, en plus de lécher sa reconstitution d’époque de façon pratiquement maladive, il faut voir les costumes de Sandy Powell pour les croire, son approche impressionne au fur et à mesure qu’elle se dévoile. Ce, à l’instar des compositions de son complice Carter Burwell qu’il retrouve pour la première fois au grand écran depuis Velvet Goldmine après avoir renoué sur la minisérie d’exception Mildred Pierce, qui semble se pasticher aux premiers abords, en plus d’emprunter ici et là à Philip Glass, avant de glisser vers des détours qui ne lui sont pas nécessairement familiers, particulièrement dans cet assemblage riche en textures et en diversité d’instruments.
Effectivement, s’il y a le grain de la pellicule, la noirceur quand la lumière n’atteint pas les recoins des décors et une palette de couleurs provenant d’un temps révolu, le montage a beaucoup de modernité et ses choix de plans sont loin de prioriser ce qui est plus classique. Avec des gros plans et des inserts minutieux et une panoplie de magnifiques fondus qui superposent ses sujets, le film se rythme dans une beauté que son film dicte autant dans son fond que sa forme, trouvant cette résolution comme discours final. « We are not ugly people » qu’on nous dit et effectivement, c’est un film où l’élégance se fait reine.
Bien sûr, de tout reléguer à sa somptueuse technique serait une erreur puisqu’il utilise cette très jolie parure pour camoufler la grandeur de ses ambitions. Pas question de pastiche. Ici, on regarde vers l’arrière, oui, mais pour mieux foncer de l’avant. Du coup, en plus de son approche, on développe avec nuance ses personnages pour se dégager des clichés et des stéréotypes. Et franchement, au-delà de leur chimie qui se dévore des yeux, Cate Blanchett (qu’il retrouve après leur inoubliable collaboration sur I’m Not There) et Rooney Mara font à nouveau un travail extraordinaire dans la composition de leurs personnages qui sont aux prises avec des enjeux qui leur sont propres.
Jamais trop naïfs, jamais trop exagérés, on trouve des personnages foncièrement humains qui sont guidés par leur passion, sans jamais taire leur véritable nature et leur irrésistible apparence. Mieux, en ne poussant jamais trop la note (sauf peut-être dans des détours plus discutables de cette escapade en pleine route), on décide d’emprunter la voie de la liberté pour y prôner un discours d’un optimisme épatant. Si les émotions sont en plein cœur de ce drame, on préfère prioriser le sourire et la passion. Et, simplement pour cette décision qui fait ici toute la différence sur tant d’autres histoires qui n’ont pas eu la chance d’une telle fin, disons que Haynes a su teinter son Carol d’une raison de plus pour crier au génie.
8/10
Carol prend l’affiche ce vendredi 11 décembre.