Est-ce la fin des représailles policières contre les travailleuses du sexe? Oui… et non. À Toronto, le nombre d’arrestations de celles qui exercent le plus vieux métier du monde – et ceux qui retiennent leurs services – aurait chuté de 99,6% depuis le début des années 1990, même avec le durcissement des lois en la matière.
Selon une étude de l’Université de Toronto à Mississauga, toutefois, la police continuerait d’intervenir et d’arrêter des prostituées et des clients, mais très largement uniquement dans les quartiers les plus défavorisés de la Ville reine.
Au dire des auteurs de ces travaux, cette réalité, colligée à partir de données fournies par la police et d’informations tirées du recensement, alimentera les débats en cours sur l’encadrement du travail du sexe, et plus particulièrement le contraste entre le durcissement des lois canadiennes et leur application sélective.
« Le changement, par rapport aux années 1990, est choquant », déclare ainsi Chris M. Smith, professeure adjointe au département de sociologie de l’université et principal auteur de l’étude publiée dans le Journal of Contemporary Justice.
En analysant près de 30 ans de données policières, la Pre Smith et son équipe ont constaté que les arrestations liées au travail du sexe ont atteint un pic en 1992, avec près de 2800 interpellations, pour ensuite ne représenter que 11 interventions, en 2020.
Par la suite, les spécialistes se sont tournés vers les données du recensement pour tracer une carte des arrestations, histoire de savoir comment les interventions avaient évolué, selon le temps et les quartiers.
« Les chiffres ne nous montrent pas tous les endroits où les travailleuses du sexe ont exercé leur métier, mais plutôt où et quand la police a concentré ses efforts », a précisé la professeure.
Cette dernière indique d’ailleurs que les données ne permettent pas de savoir si la police avait alors arrêté une prostituée, ou encore son client.
Les quartiers défavorisés dans la ligne de mire
Sur l’ensemble de la période étudiée, les arrestations étaient plus nombreuses dans les zones défavorisées de la métropole ontarienne, y compris les quartiers très pauvres, frappés par un chômage élevé, ou encore abritant des résidents moins éduqués.
« [Les policiers] se concentraient probablement sur les travailleuses du sexe travaillant dans des rues de quartiers pauvres, et non pas sur les services qui sont offerts à l’intérieur, et qui impliquent des clients et des prostituées plus riches », a encore fait savoir la Pre Smith par voie de communiqué.
Toujours au dire de la professeure, la police de Toronto n’a pas voulu collaborer à l’étude.
Ces travaux s’inscrivent dans un contexte de longue lutte contre le travail du sexe, au Canada, même si, techniquement, il n’a jamais été illégal de retenir les services d’une travailleuse du sexe.
En 1985, le Code criminel a été modifié pour officiellement interdire plusieurs activitées liées au travail du sexe, y compris « la communication à des fins de prostitution », ce qui englobe la vaste majorité des arrestations recensées.
En 2007, des organisations de défense des droits des travailleuses du sexe ont lancé une contestation constitutionnelle de ces dispositions, dans ce qui est devenu l’affaire Bedford. La Cour suprême leur a donné raison en 2013, radiant du même coup des sections importantes du Code.
« Nous avons recensé le plus petit nombre d’arrestations jamais effectuées, soit à peine six, dans l’année suivant cette décision », précise la Pre Smith.
La même année, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait adopter C-36, qui est venu criminaliser l’achat de services sexuels, mais non pas la vente de ces derniers, en plus d’en interdire la publicité.
L’étude révèle qu’en vertu de cette nouvelle loi, le nombre d’arrestations est demeuré peu élevé à Toronto – et la tendance en matière d’interventions policières ayant lieu de façon disproportionnée dans les quartiers désavantagés a persisté.
Des lois à deux vitesses?
De l’avis de la professeure Chris Smith, les conclusions de l’étude soulèvent des questions quant à savoir pourquoi ces lois rarement appliquées demeurent en place, alors que les travailleuses du sexe se retrouvent largement sans protections juridiques.
« Il existe une déconnexion entre ces lois plus strictes et le nombre d’arrestations », soutient la chercheuse. « Malgré tout, pour les travailleuses du sexe, avec cette loi, le risque d’arrestation est très élevé, et cela affecte grandement leur travail et leur sécurité. »
Au cours des dernières années, des groupes de défense des droits des travailleuses du sexe ont réclamé la décriminalisation de leur travail; selon eux, cela favorisait la réduction des méfaits en améliorant les conditions de travail et les protections légales.
« Décriminaliser la prostitution pourrait aider les travailleuses marginalisées et les clients se trouvant dans des quartiers plus pauvres; ce sont eux qui sont particulièrement affectés par les lois en vigueur », a encore indiqué la Pre Smith.
« Cela pourrait faire du Canada un modèle en matière de réduction des méfaits. »