Peut-on calculer la valeur économique de la nature? Une discipline à cheval entre l’économie et l’écologie permet d’apposer un signe de dollar aux services qui nous sont rendus, constate le Détecteur de rumeurs.
Eau potable, air de bonne qualité, pollinisation, protection contre les crues, diversité génétique, captage du carbone par les forêts et les océans : la nature nous fournit des services dont notre économie et nos sociétés dépendent. Pourtant, ces services dits écosystémiques sont souvent tenus pour acquis, car considérés gratuits et renouvelables à l’infini.
Conséquence : ils sont rarement pris en compte dans les prises de décision d’aménagement et de développement du territoire. Même chose lors de leur destruction: certains diront qu’on ne peut pas apposer une valeur pécuniaire à un écosystème détruit.
En réponse, des économistes et des écologistes ont mis au point des démarches d’évaluation financière des services écosystémiques dans les dernières décennies. En accordant une valeur monétaire au « capital naturel », raisonnent-ils, les décideurs seraient plus à même de tendre l’oreille aux arguments en faveur de la protection des milieux naturels. L’éco-économie, ou économie écologique, se vante donc d’inclure l’économie au coeur de la nature plutôt que d’en externaliser les coûts.
L’économie écologique est une discipline à part entière qui est née dans les années 1960, mais qui a réellement connu son essor à partir des années 1980. La production dans les années 2000 de l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire, à la demande de l’ONU, a achevé de la sortir de l’ombre. La rédaction de ces documents internationaux relatifs entre autres à la relation entre l’économie et l’environnement a mobilisé plus de 1360 experts du monde entier.
Des applications
De nombreux travaux ont été publiés au fil des années. Le Forum économique mondial juge par exemple que plus de la moitié du PIB mondial, soit environ 44 000 milliards de dollars américains, dépend modérément ou fortement de la nature et de ses services. Une analyse réalisée par le Fonds monétaire international en 2019 conclut qu’une grande baleine vaut deux millions de dollars: elle séquestrerait en moyenne 33 tonnes de CO2 à l’extérieur de l’atmosphère.
Les abeilles et autres créatures pollinisatrices, comme les oiseaux, coccinelles et papillons, répandent naturellement le pollen, contribuant à notre agriculture. Des chercheurs ont ainsi évalué que les abeilles et les autres espèces augmentent la valeur de la production agricole mondiale de 235 à 577 milliards de dollars américains par année. La mangrove, cette « forêt dans la mer » qu’on retrouve surtout dans les climats tropicaux, abrite de la faune, protège le littoral et capte du carbone: ces services écosystémiques se chiffrent entre 33 000 et 57 000 dollars américain par hectare (ha) de forêt.
Dans le cadre de sa thèse de doctorat en 2014, le professeur au Département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais, Jérôme Dupras, avait estimé la valeur des services fournis par les écosystèmes du Grand Montréal à 2,2 milliards de dollars par année. L’étalement urbain dans la région métropolitaine coûte l’équivalent de 236 millions de dollars par année, avait-il calculé.
Jérôme Dupras, qui est aussi le bassiste des Cowboys fringants, a piloté un exercice similaire pour la Communauté métropolitaine de Québec. Sa conclusion: les écosystèmes de la région de Québec fournissent pour 1,1 milliard de dollars de services par année, ce qui exclut le stockage naturel de quelque 124 millions de tonnes de carbone dans les derniers siècles. Les chercheurs évaluent que cela correspond à des bénéfices économiques totaux de l’ordre de 18,8 milliards de dollars.
Une approche qui comporte des limites
Le concept comporte toutefois quelques limites évidentes. Les analyses coûts-bénéfices des services écosystémiques s’attardent ainsi à des fonctions qui sont avant tout utiles pour l’être humain. Ce faisant, on exclut du calcul la valeur intrinsèque, intangible de la nature. Comment par exemple mettre un prix à un paysage dont la beauté dépend de celui ou celle qui le regarde?
De manière plus prosaïque, l’économie écologique ne garantit en rien que des actions seront prises pour protéger les écosystèmes. Cette approche a le mérite de présenter la crise de la biodiversité sous un angle différent, mais elle n’induit pas les éventuels changements à nos modes de vie ou à notre exploitation des ressources locales.
« Nous n’avons pas besoin de donner un prix aux abeilles ; il faut interdire les pesticides qui tuent les abeilles », résume à ce sujet, dans une dépêche de l’Agence France-Presse, Aurore Lalucq, coauteure du livre Faut-il donner un prix à la nature?