Camille Lepage-Mandeville
Difficile de croire que l’on pourrait qualifier une même chose à la fois de nonchalante et d’extrême. C’est pourtant ce que nous propose le dramaturge Étienne Lepage avec La logique du pire, sa toute dernière création qu’il a montée avec l’aide du chorégraphe Frédérik Gravel. Présentée sous forme de capsules, la pièce met en scène cinq personnages qui nous narrent une série de fragments de vie. D’un humour noir, ou devrais-je plutôt dire gris, leurs récits font souvent rire, mais surtout réfléchir.
L’anecdotique est ici décortiqué à l’extrême et raconté avec un texte coupant de vérité. On y expose notre quotidien – où bien sûr, tout est prétexte au questionnement – et ce, en passant par une logique perverse allant au fin fond du pire.
On a déjà vu le duo Gravel-Lepage à l’œuvre au FTA 2013 avec Ainsi parlait… une pièce de danse-théâtre si bien ficelée qu’on en venait à se demander laquelle des deux disciplines avait émergé en premier. La poule ou l’œuf ? La danse ou le théâtre ?
C’est là, à mon avis, où réside la force de ce duo créatif. Je ne prétends pas ici qu’ils ont inventé le genre, loin de là. En fait, la danse-théâtre est plutôt « in » en ce moment sur la scène contemporaine. Toutefois, de ce que j’ai pu en voir, la fusion des deux disciplines est souvent loin d’être aboutie. Broche à foin, ou alors bien trop évidente, elle ne s’élève pas au niveau de ce que proposent nos deux comparses.
En fait, comme l’auteur le mentionne dans une vidéo réalisée par La Fabrique culturelle (voir lien au bas de l’article), ni Lepage ni Gravel n’est territorial par rapport à sa propre discipline, ce qui explique la réussite de leur collaboration. Gravel se sent libre d’apporter des changements au texte de la même manière que Lepage peut donner son opinion sur la chorégraphie. Complices, ils ont ainsi codirigé et alimenté les propos, les attitudes et le ton de cinq trentenaires désillusionnés, quasi dysfonctionnels dans leur lucidité autodestructive qui scrute les coins obscurs de la race humaine.
Chez La logique du pire, l’apport du chorégraphe pourrait être qualifié de plus subtil par rapport à la dimension « dansante » d’Ainsi parlait… mais la participation de Gravel n’y est pas moins importante. En effet, on ne fait pas qu’écouter les réflexions provocantes des personnages désabusés qu’on nous expose; on observe aussi lesdites réflexions se produire à travers l’énergie des comédiens, dans toute leur désinvolture et leur révolte.
Entre la mise en abyme – le pire du pire – et la satire – le pire devenant presque loufoque – le texte de Lepage pose sans aucun doute un œil critique sur l’hypocrisie de nos rapports sociaux ainsi que sur les dilemmes éthiques auxquels nous sommes constamment exposés, inhérents au genre humain, mais que l’on oublie parfois en raison de leur « banalité ». Sa réflexion va expressément dans l’extrême dans le but de créer un inconfort. Lepage présente ici l’Homme dans toute sa nonchalante monstruosité par un texte « coup de poing » rythmé et raffiné.
On se retrouve alors face à notre condition humaine, face à notre appartenance à ce monde qu’on n’a pas vraiment choisi et auquel on ne peut échapper. On cherche ici à nous provoquer par une logique qui semble implacable, la logique du pire.
Lien vers le vidéo mentionné plus haut : http://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/7146/fta-logique-du-pire-egos-en-chute-libre