Sur fond de poursuite de la grande transformation numérique et du passage à un univers toujours plus confiné, en quelque sorte, à un écran et un clavier, la cinéaste Oana Suteu Khintirian propose, avec son film Au-delà du papier, un dialogue entre l’intime et le gigantesque.
Intime, oui, car dans ce documentaire présenté par l’Office national du film, la réalisatrice met de l’avant un dilemme tout à fait familial : ses ancêtres, autrefois installés en Arménie et en Turquie, avant et un peu après le génocide de 1915, ont conservé de très nombreux documents manuscrits qui témoignent des petits et grands événements de la vie d’alors. Un siècle plus tard, ce papier, ces lettres et ces photos sont toujours dans un excellent état.
Mais voilà le problème : la grande famille a éclaté, avec des proches exilés en Roumanie, puis au Canada, ou encore aux États-Unis, entre autres lieux de vie de cette diaspora. Quoi doit alors hériter de ces précieuses archives? Et puisque le fils de la cinéaste n’a plus aucun manuel scolaire, dans son école primaire de Montréal, et qu’il n’apprend plus les lettres attachées, comment s’assurer que ce riche passé soit préservé? Faut-il tout numériser, voire tout numériser, puis retranscrire?
Que faire, alors, des impressions transmises par le style d’écriture, par les images intégrées en filigrane dans ce magnifique papier d’une autre époque, par de possibles ratures et autres pâtés?
Cela en soi pourrait mériter un documentaire complet. Mais Mme Khintirian va au-delà des considérations familiales pour tenter, tâche titanesque s’il en est une, d’englober toute la question de la numérisation et de la préservation des savoirs. De cette fantastique ville de Mauritanie, à moitié mangée par les sables du désert, qui regorge d’anciens textes arabes, aux salles de serveurs de l’Internet Archive, qui souhaite préserver l’ensemble des pages web, mais aussi des millions de livres, de microfilms, d’albums, etc, Au-delà du papier vise démesurément grand.
Mais si l’on peut reprocher à la réalisatrice de tirer un peu dans tous les sens, l’ensemble des intervenants offrent, chacun à leur façon, un éclairage différent sur cet enjeu éternel : comment préserver le savoir? Comment le transmettre? Et même si nous délaissons le papier pour passer entièrement au numérique, ne risque-t-on pas de perdre non seulement un pan de la signification humaine, mais aussi d’être victimes de l’obsolescence des formats?
À une époque où il ne s’est, à la fois, jamais créé autant de contenu en ligne et publié de livres, recueils et autres documents en papier, personne ne semble avoir trouvé la réponse. La bibliothèque universelle imaginée par Borgès ne s’est pas encore matérialisée; après tout, le web n’est qu’une collection de pages et de contenus numériques… Et pour y trouver un sens, il faut organiser, trier, prioriser… Bref, agir comme dans une vraie bibliothèque.
Ultimement, ce magnifique et complexe documentaire nous permet de boucler la boucle : car même au sein du plus grand temple de la numérisation, à l’intérieur des locaux de The Internet Archive, qui ont d’ailleurs des allures d’église, il existe toujours des copies physiques des médias qui sont préservés pour la postérité. Mais plutôt que de décorer les rayons d’une bibliothèque, tous ces livres, ces bandes magnétiques, ces albums, ces films… Toutes ces copies matérielles, légitimes, sont précieusement conservées dans un entrepôt, à l’abri du danger.
Au-delà du papier est peut-être une oeuvre à la structure parfois chancelante, voire légèrement bordélique, mais on y voyage comme on voyage entre des piles de livres, justement, chez notre libraire préféré. Il ne manque, ultimement, que cette légère odeur de vieux papier.