La mort de Fidel Castro a souligné le fossé entre générations à Cuba, séparant les enfants de la Révolution qui se souviennent de l’extrême pauvreté qui fut la leur avant la prise de pouvoir des « barbudos » et les plus jeunes qui, tout en appréciant la gratuité de l’école ou du système de santé, se sentent à l’écart des dernières nouveautés du XXIe siècle.
Julio Lopez, 77 ans, appartient au premier groupe. Il n’avait que 14 ans, était pieds nus et affamé quand il a rencontré Fidel Castro pour la première fois en 1956, au début de l’insurrection dans les montagnes de la Sierra Maestra.
Pour Lopez, qui vit aujourd’hui à Santa Clara (centre) et porte un uniforme vert olive bardé de médailles, le « Comandante » s’apparente à une figure christique, celui qui a apporté connaissance et dignité dans un monde marqué par les privations. « Nous étions douze frères, nous dormions par terre, dans la saleté, autour d’un feu. Nous n’avions pas de médicaments, c’était une extrême pauvreté », dit-il de sa vie sous la dictature de Fulgencio Batista, qui le décide à rejoindre les rangs des rebelles.
Illettré, Julio Lopez apprend à écrire son nom grâce à Ernesto « Che » Guevara. Il deviendra mécanicien du train. « À la fin de la guerre, pas un seul enfant de Cuba n’était privé d’école », explique l’ancien révolutionnaire, qui a voyagé dans le monde entier, combattant aux côtés de la guérilla marxiste en Angola, travaillant en Iran, en Libye ou au Vietnam.
Éviter le modèle nord-coréen
Depuis la mort de Fidel Castro vendredi dernier à l’âge de 90 ans, les plus vieux comme les plus jeunes Cubains ne tarissent pas d’éloges sur les succès du régime castriste, insistant en particulier sur l’école et la santé pour tous.
Mais contrairement aux anciens comme Lopez, pour lesquels cet héritage est inattaquable, un jeune diplômé en électronique comme Ivan Garcia Milan, 30 ans, juge qu’il est temps que l’île communiste s’ouvre au changement.
« Fidel était une figure respectée, une boussole politique. Mais on ne peut pas changer les choses si l’on privilégie la politique au détriment de l’économie (…). On n’a pas envie de finir comme la Corée du Nord », dit-il en réparant un casque audio, assis sur le seuil de la maison familiale à La Havane. « On dit qu’on n’est vraiment libre qu’à la mort de son père. Eh bien, le père est mort », ajoute-t-il.
Depuis qu’il a définitivement remplacé son frère à la présidence, en 2008, Raul Castro a introduit plusieurs réformes, autorisant la création de micro-entreprises et certains voyages à l’étranger. Il a conclu avec Barack Obama un accord de normalisation des relations avec les États-Unis, qui maintiennent depuis plus d’un demi-siècle un embargo sur l’île située au large de la Floride.
Julio Lopez approuve ces changements, et le lent rythme de leur mise en oeuvre. La modernisation ne va en revanche pas assez vite pour les jeunes Cubains, qui observent l’évolution rapide de la planète via leur téléphone portable, leur connexion erratique à Internet et la rencontre de visiteurs étrangers.
« Honte »
Raul Castro a promis de quitter ses fonctions en 2018. Son probable successeur, Miguel Diaz-Canel, n’a que 56 ans, ce qui est plutôt jeune pour un dirigeant du Parti communiste cubain. Mais en dépit de récents propos sur la nécessité de libéraliser les médias cubains et d’améliorer l’accès au numérique, on connaît peu ses intentions sur le plan économique. Devant la lenteur des réformes et la crainte que l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ne remette tout en cause, certains Cubains préfèrent aller voir ailleurs.
« Il y a du travail mais les salaires sont pathétiques », constate Luis Garcia, un étudiant en médecine de 23 ans qui envisage d’émigrer en Allemagne. Là-bas, il gagnera mieux sa vie en vendant des vêtements qu’en étant médecin à Cuba.
« C’est une honte d’abandonner la médecine, mais je dois le faire pour aider ma famille », ajoute le jeune homme vêtu élégamment d’une chemise lilas et d’un pantalon noir à rayures.
L’émigration connaît une nouvelle poussée, en raison de la crainte que les États-Unis mettent fin prochainement à une disposition spéciale qui permet aux Cubains parvenant à gagner le territoire américain d’y rester.
Au cours des dix premiers mois de l’année fiscale américaine 2016, qui a commencé en octobre 2015, 46 635 Cubains ont rallié les États-Unis, selon les statistiques officielles compilées par le Pew Research Center, soit près du double du nombre total d’arrivées pendant toute l’année fiscale 2014. Les autorités doivent d’autant plus endiguer le flot des jeunes diplômés quittant le pays que Cuba a une des populations les plus âgées de la région, en raison d’une forte espérance de vie (78 ans) et d’un faible taux de natalité de 1,45 enfant par femme.
Ceux qui restent enragent devant les difficultés qu’ils ont à obtenir les signes extérieurs de la vie moderne.
Roberto, ingénieur de 29 ans qui travaille à la construction de routes ou de ponts pour 25 dollars par mois, se plaint de devoir se rendre dans un parc pour obtenir un signal Wifi sur son téléphone.
« Les temps changent, et la façon de penser aussi », dit-il avant d’ajouter: « Mais il y a des valeurs issues de la Révolution que personne ne veut perdre, comme la santé gratuite et l’éducation. »